Tribune. Faut-il interdire la cigarette dans les films ? La question a, ces derniers jours, fait couler beaucoup d’encre. Le débat se révèle malheureusement bien plus narquois qu’étayé. Pour beaucoup, la suggestion serait « ridicule » et « absurde ». Elle aurait tout d’une « bonne blague », d’une « ivresse morale », d’une « censure » qui « fait tousser de rire le milieu ». Et pourquoi pas interdire l’alcool, les voitures ou l’amour pendant qu’on y est, « puisque l’on peut en mourir » ? Personnellement, je ne sais pas s’il faut interdire ou non la cigarette dans les films. Je sais cependant que la question mérite d’être sérieusement posée sur la base, non de railleries abstraites, mais d’éléments scientifiques concrets. Trois semblent particulièrement pertinents.

Premièrement, le tabac est un problème majeur de santé publique. Il provoque chaque année des millions de victimes à travers le monde (dont près de 80 000 en France) et son coût économique dépasse allègrement les 1 000 milliards d’euros (dont un peu plus de 120 milliards en France).

Deuxièmement, quand un fumeur voit un acteur en griller une à l’écran, cela crée une réelle « pulsion de consommation » dont on peut mesurer les corrélats physiologiques (ex : chaleur corporelle, réponse électrodermale) et les précipités comportementaux. Un fumeur exposé à une scène tabagique quadruple son risque d’allumer une cigarette dès sa sortie du cinéma. On peut aisément imaginer l’effet de ce genre de pulsion sur les consommateurs qui essayent d’arrêter.

Troisièmement, chez l’enfant et l’adolescent, des études épidémiologiques nombreuses, convergentes, solidement contrôlées et de grande ampleur ont montré, au-delà du moindre doute, que l’exposition répétée à des films comportant des scènes tabagiques triplait à quadruplait le risque d’initiation. Même la prudente Organisation mondiale de la santé (OMS) affirme aujourd’hui la validité de ce lien, tout comme, aux Etats-Unis, le directeur du service de santé publique (General Surgeon), l’Institut national du cancer (NCI) ou le Centre pour le contrôle et la prévention des maladies (CDC). Pour cette dernière institution, par exemple, il existe « une relation causale avérée entre l’exposition des jeunes à des scènes tabagiques dans les films et l’initiation tabagique ».

50 % des adolescents entrent dans le tabagisme via le cinéma

Statistiquement, ce facteur film pèse plus lourd que tous les autres facteurs de risque identifiés, dont le tabagisme des parents ou des pairs. Globalement, il a été montré que plus de 50 % des adolescents entrent dans le tabagisme via ce vecteur cinématographique. Tous ne persistent pas, heureusement. Au bout du compte, si l’on éradiquait les expositions audiovisuelles précoces, on diminuerait d’un tiers le nombre des jeunes adultes qui deviennent des fumeurs stables. Il est important de noter que cette influence cesse au-delà de 20 ans, en accord avec l’observation selon laquelle la quasi-totalité des fumeurs ont commencé avant cet âge.

Quand l’industrie du tabac proposait 500 000 dollars à Stallone pour que Rambo et Rocky fument à l’écran, elle savait parfaitement ce qu’elle faisait

Tout cela n’a rien de magique. Quand l’industrie du tabac proposait 500 000 dollars à Sylvester Stallone pour que ses personnages Rambo et Rocky fument à l’écran, elle savait parfaitement ce qu’elle faisait. La mémoire n’est pas juste une banque d’enregistrement. Son travail principal consiste à créer des liens, ce qu’elle réalise notamment par contiguïté temporelle. Or, comme l’ont montré un grand nombre d’études de contenu, dans l’écrasante majorité des films, le tabagisme est associé à des marqueurs physiques, sociaux et émotionnels positifs : virilité (Rambo), intelligence (la chercheuse d’Avatar), sensualité (Sharon Stone dans Basic Instinct), esprit rebelle (James Dean dans La Fureur de vivre), pouvoir, sexe et richesse (dans la série Mad Men), etc. Ces contenus sont présents dans plus de 70 % des longs-métrages, sans signe d’infléchissement, contrairement à ce que l’on entend souvent.

Au fil des années, la mémoire subit donc des milliers d’associations positives, souvent subliminales (typiquement, quand on est concentré sur le film, on ne repère pas consciemment ces images). Noyée sous l’avalanche, elle finit par lier le tabagisme à toutes sortes d’attributs enviables. Et c’est ainsi, finalement, que l’ado et l’enfant apprennent (sans pour autant, encore une fois, en avoir toujours conscience) que les gens qui fument sont cool, brillants, intelligents, transgressifs, créatifs, virils, sexy, matures, riches et que, somme toute, la cigarette n’est pas aussi dangereuse que l’affirment tous les pisse-froid hygiénistes. D’ailleurs, sans surprise, plus les enfants sont exposés à des films porteurs de scènes tabagiques, plus ils ont une perception favorable de la cigarette et (encore une fois) plus ils ont de chances de se mettre à fumer.

Visées mercantiles de l’industrie

Pour résumer, le débat sur l’interdiction du tabagisme dans les films mérite bien mieux que la creuse rhétorique libertaire des flagorneurs de la fécondité artistique. Il est facile en quelques mots fumeux et éthérés de balayer tout un pan de solide littérature scientifique. Il est bien plus difficile d’expliquer pourquoi cette littérature devrait être ignorée et/ou de montrer en quoi elle pourrait être fautive. On peut à la fois respecter profondément l’artiste et affirmer que sa liberté créative n’a nul droit de s’exercer au détriment de la santé d’un enfant. A l’évidence, dans le domaine des incitations, cette liberté sert bien trop souvent de faux nez aux visées mercantiles d’une industrie prédatrice qui a un besoin impératif de recruter des enfants pour maintenir ses profits et dont nombre de procès passés ont démontré l’abyssal cynisme.

Dans ce contexte, on pourrait, au minimum, attendre du législateur qu’il impose la mise en place d’une signalétique claire précisant, pour chaque programme, la fréquence des scènes tabagiques (mais aussi alcooliques, violentes ou sexuelles). Plus ambitieusement, cependant, on pourrait aussi, en direction des mineurs, envisager des mesures de restrictions/interdictions ciblées. Au vu des données sanitaires disponibles, il n’y aurait là nulle raison de crier au scandale, à la censure ou à la prohibition.