Président du conseil d’administration de l’Institute for Security Studies basé à Pretoria, en Afrique du Sud, Jakkie Cilliers dirige un programme sur l’avenir et l’innovation. Il a présenté le 14 novembre le texte qui suit dans le cadre de la quatrième édition du Forum international de Dakar sur la paix et la sécurité en Afrique.

Pour le programme sur l’avenir et l’innovation en Afrique (AFI), je fais des prévisions à long terme et des analyses de tendances globales. Regardons donc d’où nous venons. Les conflits armés en Afrique ont atteint leur apogée en 1990-1991 à la fin de la guerre froide. Par la suite, cela a diminué jusqu’aux années 2005-2006 et demeuré à des niveaux relativement bas jusqu’en 2010. Les conflits armés en Afrique ont ensuite augmenté à partir de 2010, mais pas aux niveaux enregistrés à la fin de la guerre froide. Depuis 2015, ces conflits se sont stabilisés et ont commencé à diminuer.

La nature des violences a changé

Aujourd’hui, il y a beaucoup plus d’acteurs non étatiques – une plus grande fragmentation des groupes armés. Ce n’est donc pas un gouvernement contre un groupe armé, mais un gouvernement contre de nombreux groupes armés. Les insurgés sont souvent divisés et parfois même se combattent entre eux.

Le terrorisme a également augmenté, mais selon la définition que l’on retient de ce terme, le terrorisme a toujours été beaucoup plus répandu en Afrique qu’ailleurs. On peut toutefois se demander si le terrorisme extrémiste violent va passer du Moyen-Orient à l’Afrique. Est-ce en Afrique qu’Al-Qaida et l’Etat islamique tourneront leurs prochaines vidéos ?

Les turbulences antigouvernementales sont plus fortes. Dans les pays développés, la mondialisation conduit au populisme de droite. En Afrique, elle conduit à la désaffection et à la violence au moment des élections.

Sept facteurs de la violence en Afrique

1. La pauvreté Les conflits armés internes sont beaucoup plus fréquents dans les pays pauvres que dans les pays riches. Ce n’est pas parce que les pauvres sont violents, mais parce que l’Etat n’a pas la capacité de faire respecter la loi et l’ordre. L’impact de la pauvreté est exacerbé par les inégalités – comme en Afrique du Sud. Inégalité plus pauvreté égalent violence et parfois extrémisme.

Aujourd’hui, environ 37 % des Africains vivent dans l’extrême pauvreté (460 millions de personnes). D’ici à 2030, 32 % des Africains (548 millions de personnes) vivront probablement dans l’extrême pauvreté, si bien que, même si le pourcentage diminue (environ 5 % de moins), les chiffres absolus devraient augmenter d’environ 80 millions (en raison de la croissance démographique).

Sur la base d’une trajectoire de croissance actuelle d’environ 4 % du PIB par an pour les 55 pays africains, il est très improbable que l’Afrique atteigne le premier des objectifs de développement durable de l’ONU visant à mettre fin à la pauvreté absolue.
Ainsi, s’il existe une forte corrélation entre pauvreté et instabilité, l’Afrique risque de rester turbulente. Le rapport entre le développement et la croissance est aussi un élément perturbateur.

2. La démocratisation Le processus de démocratisation peut déclencher la violence à court ou moyen terme, en particulier au moment des élections. Les événements au Kenya en constituent un exemple récent. Là où il y a un déficit démocratique important, comme ce fut le cas en Afrique du Nord avant le « printemps arabe », les tensions s’accumulent. Là où le niveau de démocratie est inférieur à celui d’autres pays ayant des niveaux de revenu et d’éducation similaires, ce déficit démocratique (manipulation de la Constitution, troisième mandat…) conduit à l’instabilité.

3. Le type de régime La plupart des pays stables sont soit des démocraties à part entière, soit des autocraties à part entière. Le régime de la plupart des pays africains est mixte, c’est-à-dire qu’ils ont des éléments des deux et se situent quelque part entre les deux. Ils ont la façade de la démocratie, mais ils n’ont pas beaucoup d’éléments de démocratie de fond. Les régimes mixtes sont intrinsèquement plus instables et davantage sujets à des perturbations que les démocraties pleines ou les autocraties pleines.

4. La structure de la population La population africaine est jeune. L’âge médian en Afrique est de 19 ans. En France, pays relativement jeune selon les standards européens, il est de 41 ans. Ainsi, 22 % des Français ont entre 15 à 29 ans comparé aux 47 % en Afrique. Les pays jeunes sont plus turbulents. Les jeunes hommes sont généralement responsables de la violence et de la criminalité. C’est également le cas en Afrique. Le manque d’emplois chez les jeunes et des taux d’urbanisation élevés provoquent l’exclusion sociale, source d’instabilité.

5. La répétition des violences Les violences passées sont souvent annonciatrices de la violence future. Des pays comme le Mali, la République centrafricaine et la République démocratique du Congo (RDC) sont pris au piège dans un cycle de violence très difficile à briser. Cela demande un effort considérable et très coûteux, nécessitant souvent une mission de paix multidimensionnelle de grande envergure.

6. Un mauvais voisinage Il accroît le risque de violence parce que les frontières ne sont pas contrôlées et que la police est absente des zones rurales. La plupart des conflits en Afrique sont soutenus par des pays voisins.

7. L’augmentation des inégalités et du terrorisme transnational L’Afrique est un continent d’inégalités où la croissance ne se traduit donc pas par une réduction de la pauvreté. Globalement, nous sommes dans un contexte de faible croissance depuis 2007-2008. Auparavant, l’Institute for Security Studies (ISS) prévoyait une croissance moyenne de 6 % jusqu’en 2030, 4 % maintenant. L’Afrique a besoin d’une croissance de 7 % ou plus pour réduire la pauvreté et créer des emplois. En Occident, la faible croissance alimente le populisme. En Afrique, elle conduit souvent à la violence.

Dans ce contexte, l’objectif de l’Union africaine de « faire taire les armes à feu d’ici à 2020 » est irréaliste. Nous, Africains, partons sur de mauvaises bases et nous sommes surpris lorsque le reste du monde ne nous prend pas au sérieux. En effet, la violence restera inévitablement une caractéristique de plusieurs pays africains pour de nombreuses années à venir.

Jakkie Cilliers. / DR

Que peut-on faire ?

J’ai fait valoir que l’Afrique restera turbulente parce qu’elle est pauvre et jeune, mais aussi parce qu’elle est en croissance et dynamique. Le développement est perturbateur, mais il offre aussi d’énormes possibilités.

Mais aujourd’hui, les Etats africains clés, comme le Mali et la RDC, semblent plus faibles, plus fragiles que jamais. Il semble que nous puissions améliorer les approches actuelles. Reconnaître que le maintien de la paix et les efforts extérieurs ne peuvent régler les problèmes internes.

D’un côté, le maintien de la paix par l’ONU est coûteux et désuet. D’autre part, l’Afrique n’a pas les ressources nécessaires pour mener des opérations de maintien de la paix multidimensionnelles de grande envergure et la communauté internationale n’est pas disposée à investir substantiellement dans la paix en Afrique.

Nous devons plutôt mettre en place des systèmes et des institutions à faible coût pour la prévention, la gestion et la reconstruction post-conflit en cours. Nous devons sérieusement aider nos voisins.

Sept recommandations

1. A long terme, seule une croissance économique rapide et inclusive combinée à une bonne gouvernance peut contribuer à éliminer les facteurs de violence. L’emploi dans le secteur formel est fondamental. Quel sera l’impact potentiel de la quatrième révolution industrielle sur l’Afrique ? L’ISS a récemment publié une prévision sur l’impact et l’avenir de l’aide au développement en Afrique jusqu’en 2030. Il est clair que les pays à revenu intermédiaire font des progrès pour attirer l’investissement étranger direct (IED) mais que les pays pauvres resteront tributaires de l’aide.

2. Le renforcement des capacités nationales pour appuyer la bonne gouvernance, l’Etat de droit, le contrôle des frontières et, d’une manière générale, la gestion des populations doivent être placée au cœur de nos efforts.

Les pays doivent avoir des systèmes d’état civil nationaux, des contrôles efficaces aux frontières, des systèmes de justice pénale qui fonctionnent… Les Africains réclament également la démocratie. Il est difficile de faire ces deux choses en même temps.

Il faut améliorer la qualité de la gouvernance. La marginalisation, le manque de voix, l’absence de responsabilité sont au cœur de l’instabilité. Les organisations régionales et les gouvernements voisins doivent prendre la question de la gouvernance au sérieux.

3. Ne nous étonnons pas si la violence se généralise en RDC, au Zimbabwe, au Burundi, en Ouganda… Dans tous ces pays, une petite élite a confisqué le pouvoir. Ils ont fait passer des lois sur la responsabilité des gouvernants, mais cela n’a pas été suivi d’effets. Et d’une manière générale, le reste du continent a regardé ailleurs.

4. Le travail de l’ISS et un rapport récent du Programme des Nations unies pour le développement (PNUD) concluent qu’une certaine forme d’action gouvernementale a servi de « point de basculement » incitant des personnes à rejoindre un groupe extrémiste. Par exemple, « le meurtre ou l’arrestation d’un membre de la famille ou d’un ami ». La réforme du secteur de la sécurité est importante pour lutter contre le terrorisme. Nos systèmes militaires, politiques, de gendarmerie et de renseignement ne sont généralement pas tenus de rendre des comptes. Ils agissent en toute impunité et sont souvent à l’origine de nombreux problèmes.

En outre, l’Afrique semble avoir adhéré à l’approche américaine de la guerre contre le terrorisme – en s’appuyant sur l’armée pour répondre à une menace, le terrorisme, qui nécessiterait avant tout une approche fondée sur le renseignement et des enquêtes respectant l’Etat de droit. Nous serions bien avisés de revenir à une intervention des services de renseignement et de police plutôt qu’à une intervention militaire contre le terrorisme dans la mesure du possible.

5. Les liens entre la criminalité transnationale organisée et le terrorisme se développent. D’une certaine façon, nous avons assisté à la fin des guerres conventionnelles entre Etats. Le monde entier est maintenant un champ de bataille. Le terrorisme et les attaques contre des civils peuvent intervenir partout.

Les paradis fiscaux, la corruption des gouvernements africains, le vol par les élites dirigeantes, tous ces phénomènes alimentent la radicalisation. L’Afrique et l’Europe doivent unir leurs efforts pour mettre fin aux paradis fiscaux, à l’évitement fiscal et au blanchiment d’argent. Presque tous ces paradis fiscaux se trouvent dans les pays riches, pas en Afrique où les taux d’imposition effectifs payés par les multinationales sont par exemple très bas.

6. L’inégalité croissante et la concurrence croissante dans le secteur des ressources nous menacent tous. Nous devons intensifier nos efforts pour réguler le monde, y compris grâce à la réforme du Conseil de sécurité des Nations unies. L’Afrique doit continuer à défendre le consensus d’Ezulwini – texte de l’Union africaine prônant notamment une réforme du Conseil de sécurité –, mais elle doit aussi sortir des sentiers battus. Cela signifie que nous devons faire pression pour une véritable réforme du Conseil de sécurité des Nations unies qui est la clé de voûte de la gouvernance mondiale en matière de sécurité. A la différence de beaucoup d’autres, je pense qu’une véritable réforme est possible, mais elle exigerait que des pays comme la France renoncent à leur droit de veto et à leur siège permanent.

7. Une coopération internationale et régionale beaucoup plus poussée est nécessaire. Le maintien de la paix en Afrique a besoin de l’ONU. Aucun effort ne devrait être ménagé pour transférer une partie des contributions des Etats membres des Nations unies pour financer le maintien de la paix en Afrique.