En Afrique, les Noirs se racontent souvent des anecdotes sur le racisme dans les pays arabes du Maghreb et du Moyen-Orient. Cela va des vexations répétées que leur fait subir l’équipage de Royal Air Maroc aux regards torves dans les souks de Marrakech, de Tunis ou du Caire. De l’attitude ouvertement dédaigneuse des enseignants dans les universités aux maltraitances jusqu’à ce que mort s’ensuive des « petites bonnes » au Liban. La liste est non exhaustive et les possibilités de recours, insignifiantes.

Le traitement infligé aux Africains subsahariens en Libye est la conséquence vertigineuse de l’idée qu’un Noir peut être acheté, vendu et torturé sans susciter d’état d’âme. Une logique implacable qui prévaut depuis des siècles et qui justifiait déjà les traites arabe et transatlantique. Nous avons eu tort de juger la pratique révolue, de penser qu’en ce XXIe siècle de richesse et d’ouverture, nous, Africains, ne verrions plus cette ignominie. Nous avons négligé les signes avant-coureurs et refusé de regarder la réalité en face.

Il aura fallu la conjonction d’éléments tout à fait prévisibles – d’un côté l’appel d’air d’une Europe vieillissante en mal de travailleurs bon marché, de l’autre une jeunesse asphyxiée par la corruption et la veulerie des gouvernements africains – pour que les routes de la honte s’ouvrent de nouveau à travers le Sahara jusqu’à la Méditerranée et que refleurissent les vieux obscurantismes. Car, si les déplacements de populations à l’intérieur de l’Afrique ont toujours existé, la ruée vers l’Europe, elle, s’est dramatiquement accentuée ces dernières années.

L’Europe trie ses immigrés. Les jeunes Africains formés et diplômés n’ont jamais obtenu leur naturalisation avec autant de facilité, pas seulement en France, mais aussi en Italie, en Belgique ou en Allemagne. La « bourgeoisie africaine » est accueillie à bras ouverts, en toute discrétion. Pour les autres, les pauvres obligés de risquer leur vie pour accéder à la promesse de confort matériel que représente l’Occident, la sélection se fait autrement depuis que les Etats arabes d’Afrique ont accepté de servir de vigie postée aux portes de la citadelle Europe.

Mise en scène de l’indignation

Le monde entier s’offusque de l’esclavage en Libye. Comme si l’esclavage était une entité indépendante, s’étant formée toute seule, dans notre dos, à notre insu, contre la volonté des braves gens que nous sommes tous. Comme si les sociétés africaines n’étaient pas si désespérément sclérosées, si peu porteuses d’espérance qu’une partie de leur population préfère mourir en essayant de vivre mieux. Comme si nous pouvions encore douter des extrémités auxquelles l’Europe est prête pour protéger ses frontières tout en continuant de piller le continent avec la complicité de dictateurs installés. Comme si la Libye, mais aussi les Etats arabes d’Afrique, n’étaient pas capables de mesurer pour eux-mêmes l’intérêt d’une main-d’œuvre à bon compte, corvéable à merci.

Les jolies paroles, les beaux messages de condamnation venant des Nations unies, de l’Europe, de l’Union africaine et le geste qui apaise : envoyer des avions pour « sauver » les migrants puis leur offrir 100 euros pour leur permettre de redémarrer une vie. La mise en scène de l’indignation, après la théâtralisation de la horde d’affamés déferlant sur l’Europe, serait risible si la situation n’était si tragique.

Il n’y a que deux types de migrations « heureuses » : s’emparer d’une terre, décimer sa population et se l’approprier, comme l’a fait la diaspora occidentale en Amérique ; ou s’installer ailleurs en sachant qu’on possède quelque part un lopin de terre où revenir si besoin. Les Africains pauvres n’ont ni l’un ni l’autre. Ils sont trop nombreux, trop en colère, potentiellement insurrectionnels. Leurs gouvernements ne sont pas mécontents de les savoir au loin. Personne ne les protège, alors chacun peut faire son marché.

Ces Noirs maltraités, avilis, morts sans sépulture dans le Sahara et dans la Méditerranée, éclairent d’un impitoyable trait de lumière le gouffre dans lequel ont sombré les sociétés africaines. Ils sont notre indicible flétrissure, les laissés-pour-compte que nous avons ignorés tant que cela était possible, ils sont l’aveu retentissant de notre échec à construire une société désirable, notre difficulté à fonder nation. Aucune réussite individuelle ne lavera la souillure collective.

Ces oligarchies qui nous oppressent

Maintenant que le mal est fait, nous devons en prendre acte et construire le « plus jamais ça ». Intellectuels, militants, juristes, artistes, sur place ou dans la diaspora, nous tous, autant que nous sommes, où que nous soyons, avons le devoir de travailler ensemble pour déconstruire les mécanismes de l’avilissement. Le défi est si important, si urgent que nous ne pouvons plus nous permettre de tergiverser.

Comment ? En abolissant les frontières à l’intérieur de l’Afrique, en permettant aux uns et aux autres de circuler, de travailler et de s’installer où ils le souhaitent. Le passeport africain devient une nécessité permettant une mise en commun des synergies.

En faisant front ensemble pour exiger de tous les tribunaux, si prompts à condamner les dirigeants africains devenus inutiles, que soient punis de façon exemplaire les personnes et réseaux contribuant à ce qui est unanimement admis comme un crime contre l’humanité.

En s’engageant politiquement pour renverser les oligarchies qui nous oppressent. En obligeant les dirigeants à se recentrer sur les priorités locales : l’éducation, la santé, la possibilité d’investir en Afrique et de commercer avec l’Afrique. En mettant en place des institutions garantes de la sécurité de chacun et du renouvellement de la classe politique.

En mettant en œuvre toutes les solutions que nous pouvons imaginer en fonction de nos compétences, à hauteur de notre accablement, à la mesure de l’espoir que nous mettons dans le présent et dans l’avenir.

L’Afrique d’aujourd’hui a les ressources requises pour évoluer très vite. Sans doute est-ce la seule région du monde où une amélioration radicale du bien-être des populations peut être apportée en une ou deux générations. Il suffirait d’un rien, d’un effet domino. Je veux croire que les temps sont propices à ces évolutions.

Hemley Boum est une romancière camerounaise, née en 1973 à Douala, auteure notamment des Maquisards (éd. La Cheminante, Grand Prix littéraire d’Afrique noire).