Salle de la rédaction du « Washington Post », en novembre. | BRENDAN SMIALOWSKI / AFP

Depuis le début de la semaine, le Washington Post révèle, à la manière d’un feuilleton, comment ses journalistes ont évité de se faire piéger par une femme tentant de se faire passer pour la victime de viol perpétré par un homme politique républicain.

Au fur et à mesure des articles, on découvre qu’il ne s’agissait pas d’un incident isolé ou d’une mauvaise blague. La supercherie, méticuleusement préparée, faisait partie d’une campagne de déstabilisation bien plus large organisée par Project Veritas, une organisation conservatrice dont le but avoué est de tendre des pièges à des médias mainstream pour ensuite les discréditer publiquement. L’histoire dépasse les fake news habituelles pour se rapprocher de la désinformation et du sabotage journalistique à visée politique.

« L’essence de ce complot a été de nous tromper et de nous ridiculiser », écrit le directeur de la rédaction du Post, Marty Baron. Dans un rare exercice de métajournalisme, ses journalistes ont scrupuleusement relaté les détails de ce « complot », de la première rencontre jusqu’aux doutes et à la confirmation qu’ils étaient bien en train d’être piégés par une lanceuse d’alerte qui n’en était pas une.

« Incohérences » et traces compromettantes en ligne

Le Washington Post a révélé, il y a deux semaines, plusieurs accusations de viol et de harcèlement de mineurs impliquant Roy Moore, actuel candidat républicain pour le poste de sénateur de l’Alabama et soutenu par le président Donald Trump. C’est dans ce contexte qu’une certaine Jaime T. Phillips a contacté des membres de sa rédaction en disant être tombée enceinte de Moore en 1992, alors qu’elle était mineure.

Après plusieurs rencontres, les journalistes constatent des « incohérences » dans son récit et des comportements bizarres, comme le fait de systématiquement demander à ses interlocuteurs si « son histoire servira à mettre fin à la campagne de Moore en Alabama ». Ils arrivent rapidement à un même constat :

« Il était très clair que Phillips voulait amener les journalistes du “Post” à dire des choses qui suggéreraient qu’ils voulaient déstabiliser Moore. »

Des vérifications sommaires montrent que ses antécédents sont, aussi, complètement inventés. Ses comptes de réseaux sociaux sont tous récents et maladroitement anti-Trump. Ses vrais comptes, effacés, sont retrouvés avec Internet Archive et le cache de Google : ce sont les flux classiques des partisans du président américain, dénigrant opposants et médias « fake news ».

L’élément qui la démasquera définitivement sera une page GoFundMe, qu’elle avait oublié d’effacer, dans laquelle elle demandait de l’aide financière pour son « nouveau travail dans un média conservateur luttant contre les mensonges et la duperie [sic] des médias libéraux ».

« Une campagne »

Cet incident n’était pas isolé. Il fait partie, selon le Washington Post, « d’une campagne de plusieurs mois pour infiltrer le Post et d’autres médias à Washington et New York. (…) Cette tromperie – et les efforts pour discréditer notre travail – va bien au-delà d’une simple tentative pour placer un article fictif ».

Jaime T. Phillips a, sous une fausse identité et un faux prétexte, tenté de se rapprocher de certains journalistes « en essayant de s’introduire dans leurs cercles sociaux », dans des bars ou lors de pots de départ. Elle n’était pas la seule. Deux hommes se faisant passer pour des documentaristes ont filmé un journaliste du Post, à son insu, critiquant la couverture « sensationnaliste » de son propre journal.

C’est la méthode « d’investigation » de Project Veritas, à peu de chose près celle des tabloïds britanniques : mentir sur son identité, filmer ou enregistrer son interlocuteur à son insu et diffuser les vidéos, avec un montage qui efface tout contexte. Peu après les premières révélations du Washington Post, Project Veritas a diffusé ses vidéos et en a promis davantage.

« Cette tentative élaborée de duper le Post (…) est similaire à d’autres manigances cherchant à discréditer le journal ainsi que d’autres médias », écrit le New York Times, qui cite quelques exemples venus de l’Alabama, où la campagne pour le Sénat cristallise les coups bas politiques et médiatiques. Comme cet inconnu se faisant passer pour un journaliste du Post qui a appelé des inconnus « en leur offrant 7 000 dollars s’ils faisaient des remarques nuisibles à Roy Moore ».

« Les médias veulent que je m’agenouille. Je ne le ferai pas »

James O’Keefe, fondateur et visage de Project Veritas, se présente comme « un journaliste de guérilla » et assume totalement ces méthodes, que beaucoup jugeraient malhonnêtes, abusives ou même illégales.

Autant metteur en scène que martyr autoproclamé de sa croisade contre des conglomérats médiatiques jugés biaisés, O’Keefe s’est félicité de son coup contre le Washington Post. « Project Veritas est la pierre logée dans les yeux de Goliath. Les médias veulent que je m’agenouille et m’excuse. Je ne le ferai pas », a-t-il dit lors d’un discours dans une université, mettant en cause « la définition étroite de l’establishment sur qui peut ou ne peut être un journaliste, qui ne sert qu’à protéger leur pouvoir ».

Il a évité de trop s’attarder sur le fait que ce coup a fini par lui exploser à la figure. Ce n’est pas la première fois que son organisation tente de piéger des journalistes, ayant déjà réussi à faire évincer des membres de la radio NPR ou de CNN, filmés, par exemple, en train de dire du mal de Donald Trump.

Project Veritas ne doit pas pour autant être considérée comme une équipe d’infiltration du niveau des ex-agents du Mossad recrutés par Harvey Weinstein. Ceux pour qui O’Keefe n’est rien de plus qu’un mégalomane entouré de bras cassés, comme le journaliste Will Sommer, ont recensé toutes les « tentatives d’infiltrations » ratées du groupe, dont certaines sont comiques dans leur degré d’incompétence. Comme la fois où O’Keefe et un complice ont voulu pénétrer dans l’organisation de George Soros mais ont oublié d’éteindre leur portable après avoir discuté avec la personne qu’ils voulaient piéger. La conversation dans laquelle ils planifiaient leur coup a été enregistrée sur le téléphone de celle-ci et ils ont été rapidement démasqués.