Chaque parent peut faire le même constat : les enfants d’aujourd’hui ne jouent quasiment plus librement dehors, en tout cas bien moins que ceux de la génération précédente. Si les autorités sanitaires s’en inquiètent depuis plusieurs années, la tendance ne semble pas s’inverser. Selon l’historien de l’éducation Claude Lelièvre, l’école n’arrive toujours pas à encourager les activités en extérieur et dans la nature.

Les écoles rencontrent de plus en plus de difficultés pour organiser des sorties régulières pour les enfants. Comment expliquez-vous cela ?

Il existe une insécurité juridique importante depuis une vingtaine d’années. Quelques grandes affaires ont beaucoup marqué les esprits. Plusieurs condamnations ont été prononcées, à tort ou à raison. Les enseignants se sentent donc plus menacés et vont hésiter avant de décider de sortir. Parce que dehors, il y a toujours un risque supplémentaire. C’est devenu un vrai sujet.

Dans un monde de plus en plus sécuritaire, on prend le moins de risques possibles. Et si on n’a pas choisi l’option la plus sécuritaire, cela peut se retourner contre soi. Dans la nature, on maîtrise toujours moins qu’à l’intérieur. Mais on peut aussi se demander : si à l’intérieur, il ne se passe rien, est-ce que c’est éducatif ? Dans une société qui a beaucoup peur, quand on débat de sorties possibles, c’est la question de sécurité qui prime, pas l’élément pédagogique.

Estimez-vous que les écoles sont aujourd’hui plus ouvertes vers la nature ?

Je ne pense pas. Déjà parce que le lieu où se trouve l’école a foncièrement changé. L’école a pendant longtemps été essentiellement rurale, comme la population. Mais pendant les deux décennies après la deuxième guerre mondiale, on est passé à une société essentiellement urbaine et périurbaine. De plus, les écoles des villages étaient constituées d’une ou deux classes. Les établissements ont beaucoup grandi.

Originellement, l’école républicaine a été implantée avant tout pour faire des républicains, pas des chrétiens. C’est très différent des écoles dans les pays anglo-saxons. Elle s’est donc bâtie contre les familles et les communautés religieuses, pour propager la religion civique et républicaine. Elle est construite en méfiance avec le reste de l’espace. On reste dans cette logique d’école sanctuaire, fermée. Du coup, la nature n’est pas du côté de l’école.

Y a-t-il un vrai intérêt pédagogique à amener les enfants en dehors des murs de l’école ?

C’est un très vieux débat. Les sorties ont été promues depuis longtemps. Déjà Jules Ferry, quand il fonde l’école républicaine en 1880, les évoque. Pour lui, l’école ne peut se limiter à enseigner le “lire, écrire, compter”. Il cite nommément les « promenades scolaires » à développer. Elles ont un vrai intérêt éducatif.

A l’époque, faire sortir les enfants n’allait pas de soi non plus, ni pour les parents d’élèves, ni pour les instituteurs. Pour beaucoup, on ne va pas à l’école pour se promener. D’autant plus que les écoles se situaient en milieu rural, et les enfants connaissaient la nature, l’agriculture et passaient déjà beaucoup de temps dehors.

Cette question a suscité de nombreux débats. Puis, à l’époque de Pétain, elles ont été condamnées fortement. Pas question d’aller dehors et y perdre du temps.

Aujourd’hui, il existe le consensus qu’une école ne peut se limiter au verbal, écrit et oral, et que c’est loin d’être idéal. C’est pourtant ce qui se passe dans la grande majorité des cas, sans être en lien direct avec la réalité en dehors de l’école. Parler d’une poule à partir d’une image ou d’une vidéo ou la voir, la nourrir… c’est très différent. Mais une poule peut aussi être perturbatrice dans une école.

L’éducation nationale prend-elle en compte l’épanouissement et le bien-être des enfants que peut apporter la nature ?

Ce n’est pas le grand souci du ministère, que ce soit celui de l’éducation nationale ou de la santé. Le ministère n’est pas foncièrement hostile aux initiatives mais n’a pas de politique active par rapport à la question de nature. Ce n’est pas du tout une grande cause nationale. Cela a été le cas pendant l’entre-deux-guerres et pendant les années qui ont suivi la Libération. Il y avait une pédagogie de la nature. Il fallait sortir les enfants de l’école, les emmener en colonies de vacances. Cela a été le grand moment des mouvements de jeunesse.

Finalement, aujourd’hui, monter des activités en lien avec la nature implique un militantisme fort des enseignants. Elles dépendent aussi beaucoup des inspections locales, plus ou moins volontaristes ou prudentes.