Le président de l’Assemblée de Corse, Jean-Guy Talamoni, le 3 décembre à Bastia. / PASCAL POCHARD-CASABIANCA / AFP

Il est plus de 20 heures, ce dimanche 3 décembre, et les militants nationalistes, réunis à la permanence de la coalition Pè a Corsica, dans le centre-ville de Bastia (Haute-Corse), exultent. Le score obtenu par leur chef de file, Gilles Simeoni, est historique : l’autonomiste arrive nettement en tête avec 45,36 % des voix au premier tour des élections territoriales. « Du jamais-vu », « un raz de marée démocratique », entend-on dans l’assistance.

Mais dans l’euphorie de la victoire, un autre score historique retient moins l’attention, celui de l’abstention qui atteint 47,83 % des inscrits. Soit sept points de plus que lors des régionales de 2015 et 20 points par rapport au scrutin de 2004. Malgré l’enjeu du scrutin – qui dirigera l’île pendant quatre ans ? –, 111 905 électeurs corses ont décidé de tourner le dos à ce scrutin.

« Problème de société »

Dans un entretien à Corse-Matin mardi, le président de l’Assemblée de Corse et allié de M. Simeoni, Jean-Guy Talamoni, estime que l’abstention « est un problème de société qui dépasse la Corse et nous interpelle ».

« Il y a dans toutes les sociétés occidentales une défiance à l’endroit de la démocratie. (…) La solution passe par la réduction de la fracture territoriale, sociale et intergénérationnelle. »

Malgré son ampleur, ce chiffre n’a pas surpris André Fazi, politiste et maître de conférences en science politique à l’université de Corse. « Je m’attendais à ce niveau d’abstention. Il y a une lassitude générale avec le trop plein d’élections entre 2015 et 2017, avec les régionales, les primaires, la présidentielle, les législatives… », expliquait-il, lundi, dans un entretien au Monde.

Dominique, 56 ans, fait partie de ceux qui ne se sont pas déplacés dimanche pour aller voter. S’il se dit « déçu » par la politique menée par la majorité nationaliste sortante dans la région depuis 2015, il estime, plus largement, que « les gens sont un peu désabusés, écœurés par la politique en général ».

De son côté, Abdel, 31 ans, n’est également pas allé voter et regrette le choix qui était proposé aux électeurs corses, dimanche :

« On veut avoir une certaine autonomie, mais il faut faire attention. La Corse tient parce qu’elle est sous perfusion de la France. La Corse peut-elle subsister toute seule ? J’en doute. Mais si on ne vote pas pour les autonomistes, avec les autres, ce sera le retour du phénomène de clientélisme et du clanisme. »

« Coup de bambou »

Le choix était d’ailleurs plus restreint que d’habitude avec sept listes présentes au premier tour dimanche contre 12 en 2015 et 11 en 2010. Il n’y avait ainsi qu’une liste de gauche sous l’étiquette du Parti communiste et de La France insoumise. Pour André Fazi, « l’absence de la gauche à ce scrutin est révélatrice et a participé à cette abstention ». Selon lui, « les électeurs de l’opposition ont reçu un coup de bambou après les élections législatives », où les nationalistes ont empoché trois sièges de député sur quatre. « C’était alors inenvisageable, ça a joué sur le moral de leurs opposants », poursuit-il.

Le problème était différent à droite avec deux candidats : Valérie Bozzi, soutenue par Les Républicains, et Jean-Martin Mondoloni (droite régionaliste). Mais ceux-ci manquaient d’ancrage local pour faire le poids face à des nationalistes qui peuvent compter sur une base militante très mobilisée, quel que soit le scrutin. Pour Mme Bozzi, arrivée 3e avec 12,77 % des voix, « à droite, nous pâtissons aussi de ce qui se passe au niveau national. Et en Corse, il faut maintenant reconstruire la droite en profondeur et remailler le terrain pour les prochaines élections. »

Un résultat « joué d’avance » ?

Elle explique également ce taux d’abstention par le manque d’intérêt des Corses pour la nouvelle collectivité unique qui verra le jour le 1er janvier 2018, née de la fusion entre la région et les deux départements, ainsi que par une campagne électorale qui a été jugée fade par beaucoup. « Il y a une incompréhension du rôle et de l’importance qu’aura la future collectivité unique. C’est notamment dû au fait que cette collectivité a été faite dans la précipitation, sans concertation avec l’opinion », explique-t-elle.

« Nous ne sommes pas du tout entrés dans le fond des sujets dans cette campagne qui a été trop courte. Il n’y a eu aucun débat sur le fond des programmes, c’était donc compliqué de mobiliser. »
Lire l’éditorial du « Monde » : Paris face au défi Corse

Un constat partagé par le candidat de La République en marche, Jean-Charles Orsucci arrivé 4e avec 11,26 % des voix. Selon lui, « pour certains, le résultat était joué d’avance. Les scores ont d’ailleurs monté qu’il y avait un dynamisme chez les nationalistes qui n’est pas retombé ». Mais pour les deux candidats, qui ont annoncé leur maintien pour le second tour, le score historique réalisé dimanche par Gilles Simeoni pourrait permettre de remobiliser une partie de l’électorat.

« Certains craignent vraiment cette hausse des nationalistes. Il faut montrer qu’il y a eu une alternative à Pè a Corsica », fait savoir Mme Bozzi. Après avoir récupéré la liste des abstentionnistes, les deux candidats et leur équipe sont ainsi repartis sur le terrain cette semaine faire du porte-à-porte pour tenter de remobiliser ces plus de 100 000 Corses qui ont boudé les urnes dimanche.

L’avènement d’une « superrégion » corse au 1er janvier 2018

Rarement une élection territoriale aura précédé un tel enjeu : la mise en place, annoncée au 1er janvier 2018, d’une « collectivité unique » inédite dans l’histoire de l’organisation institutionnelle française. Fruit de la fusion des deux départements de l’île avec la collectivité territoriale de la Corse, cette « superrégion » assurera la gestion de l’île en matière, entre autres, de réseau routier, d’aménagement du territoire, de développement économique ou d’action sociale.

Le nombre de conseillers sera porté de 51 à 63 (et 14 « conseillers exécutifs ») au sein de la nouvelle assemblée. La nouvelle collectivité devrait employer quelque 4 200 agents, pour une population de 320 000 habitants. Des incertitudes persistent en matière de statut des agents, de temps de travail ou de rémunération. Une chambre des territoires, censée assurer une représentation du rural, regroupera les élus locaux des intercommunalités et des communes. Son rôle ne sera cependant que purement consultatif.

Le budget de la collectivité devrait avoisiner 1 milliard d’euros, selon la loi sur la nouvelle organisation territoriale de la République (NOTRe), précisée par trois ordonnances ratifiées par le Parlement le 7 mars. Mais il est d’ores et déjà grevé par l’important volume de la dette, de l’ordre de 600 millions d’euros.