Soutenus par la CNT-SO et la CGT-HPE, une dizaine de salariés proteste chaque jour devant l’hôtel pour obtenir le départ du prestataire qui les emploie, Héméra. / SIMONE PEROLARI POUR "LE MONDE"

Le trottoir devant l’hôtel Holiday Inn de Clichy (Hauts-de-Seine) a presque disparu sous un amoncellement de morceaux de papier, et les vitres de la façade, placardées d’affiches, vibrent au rythme du concert de tambours, sifflets et klaxons qui se joue devant les portes. Deux mots émergent du vacarme : « Héméra, dégage ! » En les scandant, les salariés qui occupent le trottoir invectivent leur employeur. Depuis le 19 octobre, ils sont une dizaine – sur 41 – à faire grève à l’appel de la CNT-Solidarité ouvrière (CNT-SO) pour dénoncer les pratiques de cette société, à qui l’hôtel sous-traite le nettoyage et l’entretien de ses 260 chambres depuis décembre 2016.

Parmi eux, Mirabelle, gouvernante et déléguée du personnel dans ce quatre-étoiles, n’en est pas à sa première grève. Mais elle n’en a jamais connu d’aussi longues. En onze ans à l’Holiday Inn de la porte de Clichy, au nord de Paris, elle a changé au moins trois fois d’employeurs. Mais pour elle, comme pour les autres, Héméra est incontestablement le pire.

« Réclamer pour être payés »

« Avec eux, on travaille au planning », explique la gréviste, les yeux presque cachés par une épaisse frange. Les salariés ont perdu leurs deux jours de repos consécutifs et doivent travailler selon les besoins de l’hôtel. « Des fois, ils modifient tout au dernier moment. On arrive le matin et on nous dit : “rentre chez toi, tu ne travailles pas aujourd’hui”, et on ne nous paie pas ! », lâche, presque résignée, la déléguée syndicale, chef de file du mouvement.

Mirabelle est déléguée du personnel et chef de file du mouvement. / SIMONE PEROLARI POUR "LE MONDE"

Le plus pénible, « c’est de devoir tout le temps réclamer pour être payés », abonde Sidibé, 55 ans, assis sur une cagette en plastique, bonnet enfoncé sur la tête. Lui nettoie les sols de l’hôtel. « Si on fait des heures supplémentaires, ils ne les payent pas. Et après, quand on réclame, ils attendent qu’on se fatigue, qu’on arrête de demander, pour ne pas payer. »

Son salaire oscille entre 1 100 euros et 1 200 euros en comptant les week-ends et jours fériés, et n’a jamais augmenté en dix ans. L’air renfrogné, il ne peut s’empêcher de jeter des regards noirs à l’affiche des tarifs de l’hôtel : 450 euros minimum pour une chambre. « Les filles en font trois par heure et rapportent déjà plus que leur salaire à l’hôtel ! », s’insurge-t-il.

« C’est de l’esclavage »

La phrase fait naître un sourire ironique sur le visage de Denise, 44 ans. Discrète au milieu de ses collègues, elle fait partie de la quinzaine de femmes de chambre que compte l’hôtel. Payée au smic, elle est censée travailler sept heures par jour, mais les cadences imposées par l’entreprise l’obligent à en faire plus.

« On nous demande de faire dix-sept chambres par jour, des fois vingt ou vingt-deux… Mais une chambre peut nous prendre une heure ! Le pire, c’est pour celles qui ont des contrats de quatre heures par jour. Elles sont payées encore moins, et elles font quand même sept ou huit heures de boulot. C’est de l’esclavage. »

La direction d’Héméra nie ces assertions, affirmant qu’aucun salarié n’est sanctionné pour ne pas avoir atteint les objectifs. Les grévistes confirment, mais assurent que leurs supérieurs exercent des pressions qui les poussent à accomplir le travail demandé sans contester.

Pour Kandi Tiziri, de la CGT des hôtels de prestige économique (CGT-HPE), soutien de la grève, la situation est classique dans la sous-traitance du nettoyage : « La quasi-totalité des salariés sont immigrés, ou d’origine immigrée. Ils ne connaissent pas leurs droits, et les patrons en profitent. »

« Manque de respect permanent »

Ce sont les mutations soudaines – autorisées par une clause de leur contrat – de deux de leurs collègues qui ont déclenché le mouvement. Blandine a ainsi été mutée du jour au lendemain à La Défense, « à plus d’une heure et demie de chez [elle] ». Mais, après presque cinquante jours de grève, ce n’est plus ce qui la révolte le plus.

« Ils nous manquent de respect en permanence », déplore-t-elle, racontant qu’on lui a imposé des horaires matinaux alors qu’elle avait demandé à travailler l’après-midi pour s’occuper de son bébé de onze mois. « Je devais partir de chez moi à quatre heures du matin ! », fulmine-t-elle en déchirant frénétiquement des journaux. Selon Héméra, sa mutation visait, entre autres, à résoudre ce problème.

Blandine a été mutée « sans raison » par Héméra à la mi-octobre, ce qui a déclenché le mouvement de grève. / SIMONE PEROLARI POUR "LE MONDE"

D’autres salariés sont plus virulents et n’hésitent pas à parler de conditions « insupportables » et de « harcèlement psychologique ». « Notre supérieure nous donne des petits noms : “hippopotame” quand on est grosse, “girafe” quand on est grand, “tortue” quand on est lent, énumère l’une des grévistes. Des animaux, voilà comment on nous traite. »

Héméra et Holiday Inn nient ces accusations. Le prestataire affirme respecter toutes les dispositions légales et fustige une « grève illicite » qui consiste à « cesser le travail pour soutenir d’autres salariés ». Quant à la direction de l’hôtel, elle déplore un conflit dont elle n’est « pas responsable » et qui « nuit à sa réputation et à son activité ». Tous deux assurent avoir proposé des rencontres aux grévistes, qu’ils ont refusées.

En effet, ces derniers refusent désormais de négocier avec Héméra. Et aucun n’a l’intention d’abandonner, d’autant qu’une caisse de grève compense leur perte de salaire. Leur ambition : être embauchés directement par l’hôtel et obtenir, comme les employés de l’Holiday Inn, des jours de repos fixes, des paniers repas et un treizième mois.