Maître dans l’art de ménager des intérêts en apparence contradictoires, le Comité international olympique (CIO) a été conforme à sa réputation en annonçant, mardi 5 décembre, la suspension du Comité olympique russe, tout en autorisant certains de ses athlètes à disputer sous une bannière « athlète olympique de Russie », selon la formulation du CIO, les prochains Jeux d’hiver de Pyeongchang, du 9 au 26 février 2018. Le drapeau russe ne sera donc pas levé en Corée du Sud et l’hymne russe n’y sera pas joué.

La Russie a par ailleurs été sanctionnée d’une amende d’un montant de 15 millions de dollars, qui remboursera les frais engagés par le CIO et financera la futur Autorité indépendante de contrôle. Elle paye ainsi le dopage organisé avant et pendant les Jeux olympiques de Londres 2012 et Sotchi 2014 et l’implication de son appareil d’Etat.

L’interrogation réside désormais dans la réaction du président russe Vladimir Poutine, qui avait décrit cette hypothèse comme une « humiliation pour la Russie » et dénoncé un complot occidental pour nuire à sa probable réélection en mars 2018. Lundi, le porte-parole du Kremlin Dmitri Peskov a assuré que Moscou n’envisageait pas de boycotter les prochains Jeux.

Le CIO a délégué la sélection des athlètes russes à un panel de quatre personnalités dirigé par l’ancienne ministre française des sports Valérie Fourneyron, présidente de la nouvelle Autorité indépendante de contrôle. Les athlètes devront avoir suivi un programme de contrôles antidopage rigoureux à l’approche des Jeux, mais les participants aux JO de Sotchi n’en sont pas exclus, pour autant qu’ils n’aient pas été déjà suspendus pour dopage.

D’autres sanctions concernent les dirigeants russes, notamment le ministre des sports de l’époque, Vitali Moutko et son adjoint Iouri Nagornykh, exclus à vie des Jeux olympiques. Le président du Comité olympique russe Alexander Joukov est suspendu du CIO.

Coup de tonnerre

La suspension de la Russie est un coup de tonnerre dans le monde du sport : puissance traditionnelle des sports d’hiver, elle est aussi le pays considéré comme le plus influent aujourd’hui dans les cercles olympiques. L’annonce de sa suspension fera beaucoup de malheureux à Lausanne, refuge du CIO et de nombreuses fédérations internationales : beaucoup organisent ces dernières années de grands championnats en Russie et sont alimentées par des sponsors russes, conséquence de la politique de « soft power » pratiquée par Vladimir Poutine. Le président russe est aussi l’un des chefs d’Etat réputés les plus proches de Thomas Bach, qu’il avait prestement félicité après son élection au sommet de l’olympisme en 2013.

Après avoir fui ses responsabilités à l’orée des Jeux olympiques de Rio 2016, lorsqu’il était en possession d’informations similaires mais qu’il n’avait pu recouper, le CIO n’avait pourtant d’autre choix que de sanctionner l’instance faîtière du sport russe.

Une commission d’enquête dirigée par l’ancien président de la Confédération helvétique, Samuel Schmid, a établi que la Russie avait bel et bien mis en place un système de dopage d’Etat culminant avec la manipulation des Jeux olympiques d’hiver de Sotchi en 2014. Certains sportifs russes étaient alors protégés des contrôles antidopage, leurs échantillons étant soit troublés, soit échangés contre d’autres contenant une urine propre. « Nous n’avons jamais vu une telle manipulation et une telle tricherie, ce qui n’a pas manqué de causer un tort considérable à l’olympisme et au sport », a d’ailleurs réagi Samuel Schmid après la décision du CIO.

Ce système, mené par les services secrets russes (FSB), avait prospéré à l’instigation du ministre des sports de l’époque, Vitali Moutko – depuis promu vice-premier ministre – et du directeur du laboratoire antidopage de Moscou, Grigori Rodchenkov, réfugié aux Etats-Unis dans un programme de protection des témoins.

Pas de drapeau ni d’hymne

Ces informations étaient contenues dans un rapport indépendant mené par le juriste canadien Richard McLaren, commandé par l’Agence mondiale antidopage et publié en décembre 2016. Il reposait sur le témoignage de Grigori Rodchenkov, sa correspondance électronique et ses documents transmis aux enquêteurs.

Depuis le début du mois de novembre, la commission disciplinaire du CIO a suspendu 25 athlètes russes ayant participé aux Jeux de Sotchi, dont certains médaillés ; ces décisions ont fait chuter la Russie du premier au quatrième rang du tableau des médailles – en attendant les prochaines sanctions.

Signe de la crise que traverse le mouvement sportif, les deux derniers comités olympiques organisateur des Jeux sont désormais suspendus. Avant la Russie, organisatrice des derniers Jeux d’hiver, le comité olympique brésilien a été, un an après les Jeux de Rio, suspendu provisoirement à la suite de l’arrestation de son président Carlos Nuzman, soupçonné d’avoir acheté des voix pour amener le plus grand évènement sportif du monde à Rio de Janeiro.

La conséquence de cette suspension – généralement infligée à de plus petits comités pour ingérence politique – est l’impossibilité pour les sportifs de disputer les Jeux sous leur bannière. Ce ne sera pas davantage le cas lors des Jeux paralympiques, le Comité international paralympique ayant pris la décision plus radicale, comme à Rio, d’empêcher les Russes de participer en raison de la suspension de l’agence russe antidopage.

« Les athlètes innocents ne devraient pas être empêchés de participer »

Pour sauver son image, le CIO n’avait d’autre choix que de sanctionner, au moins partiellement la Russie. Elle n’a toutefois pas souhaité interdire totalement les athlètes russes de participer à Pyeongchang, protégeant ainsi les plus jeunes athlètes ou ceux s’entraînant à l’étranger, mais manquant l’occasion de frapper symboliquement un grand coup.

Sa décision de laisser des Russes participer à Pyeongchang sous bannière neutre a été facilitée par les propos de Grigori Rodchenkov, peu suspect de collusion avec le pouvoir russe, dans le New York Times le 2 décembre : « Les athlètes innocents ne devraient pas être empêchés de participer. »

Cette décision ravira les tenants d’une participation des athlètes de Vladimir Poutine, au premier rang desquels les organisateurs sud-coréens et...la grande majorité des fédérations olympiques, qui entretiennent d’excellentes relations avec la Russie..

Le retour à un « sport propre » ?

Mais elle ne peut contenter le pouvoir russe, qui continue de nier l’existence d’un programme de dopage organisé et d’une manipulation des échantillons de Sotchi. Mardi à Lausanne, une délégation russe a tenté une dernière fois de convaincre la commission exécutive du CIO. Les deux vans noirs arrivés à la mi-journée dans le parking souterrain du siège du CIO, au bord du lac Léman, abritaient notamment Evguenia Medvedeva (18 ans), favorite de l’épreuve de patinage artistique féminine et représentante idéale des « athlètes innocents », mais aussi Vitali Smirnov. A 82 ans, ce membre honoraire du CIO a été chargé par Vladimir Poutine de superviser le retour à un « sport propre » dans le pays. Il était déjà ministre des sports sous Leonid Brejnev.

Les membres de la commission exécutive du CIO ont poliment écouté ce représentant d’un autre monde, dans lequel les produits dopants circulaient encore plus tranquillement qu’aujourd’hui, mais c’est bien Thomas Bach qui fut le plus écouté. Une discussion – et non un vote – a suivi et l’avis le plus équilibré, ménageant le mieux les intérêts du CIO, le plus « bachien » en somme, l’a emporté.

L’Allemand, qui a vécu dans sa chair le boycott des Jeux olympiques de Moscou 1980 où il ne put défendre son titre de champion olympique d’escrime, doit maintenant espérer que Vladimir Poutine ne répondra pas par la force. La Russie pourrait porter un nouveau coup à des Jeux olympiques d’hiver déjà affaiblis en annonçant ne pas envoyer ses athlètes.

Les patineurs, fondeurs ou biathlètes du monde entier, trois disciplines dans lesquelles la Russie excelle, attendent de leur côté de connaître l’identité de leurs adversaires lors d’une compétition qui, déjà, peine à trouver des spectateurs et vit dans l’incertitude liée à la menace nord-coréenne.