Sur le terrain militaire, la guerre contre l’organisation Etat islamique (EI) en Irak touche à sa fin. Elle se poursuit désormais sur le terrain judiciaire, alors que des milliers de membres et de partisans présumés de l’EI – dont des centaines d’enfants – sont traduits en justice par les autorités de Bagdad et de la région autonome du Kurdistan irakien (KRG). Une bataille judiciaire qui se déroule en l’absence de stratégie claire pour donner la priorité aux pires violations du droit irakien et du droit international, déplore l’organisation non gouvernemental Human Rights Watch (HRW) dans un nouveau rapport intitulé « Justice biaisée : responsabilité pour les crimes de Daech en Irak », publié mardi 5 décembre.

« L’organisation des procès de Daech est une occasion manquée pour l’Irak de montrer à son peuple, au monde et à Daech que c’est un Etat de droit, avec des garanties de procédure et une vraie justice, capable d’établir les responsabilités pour les crimes les plus graves et de promouvoir la réconciliation pour l’ensemble des communautés affectées par cette guerre », déplore Sarah Leah Whitson, directrice exécutive de la division Moyen-Orient et Afrique du Nord de Human Rights Watch. « Pour la justice irakienne, un médecin ayant sauvé des vies sous Daech est aussi coupable qu’un responsable de crimes contre l’humanité. »

Au cours de son enquête menée à Erbil (Kurdistan), dans la province de Ninive et à Bagdad, entre novembre 2016 et juillet 2017, HRW a répertorié 7 374 individus poursuivis ou condamnés devant les juridictions irakiennes et kurdes depuis 2014, dont 92 ont été exécutés. Cela ne représente, selon l’organisation, qu’une fraction du nombre total d’individus détenus pour leur allégeance présumée à l’EI. Sur la base d’informations fournies par des officiels irakiens, des chercheurs estiment le nombre de détenus pour appartenance supposée à l’EI à 20 000 au moins. « Les poursuites ouvertes en vertu de la loi antiterroriste contre tous ceux qui ont un lien avec Daech, quel qu’il soit et même s’il est ténu, pourraient entraver la réconciliation intercommunautaire et embouteiller les tribunaux et les prisons irakiennes pendant des décennies », estime Human Rights Watch.

L’organisation pointe de graves lacunes juridiques à tous les stades de la procédure. Selon HRW, les procédures d’identification des membres présumés de l’EI manquent d’équité et les modalités de vérification des listes de suspects préparées par les forces de sécurité locales sont soumises à caution. Les individus identifiés à tort comme suspects peuvent passer plusieurs mois en détention arbitraire, dans des conditions de surpopulation parfois inhumaines, où les enfants sont détenus avec les adultes.

Selon la loi irakienne, les détenus doivent être présentés à un juge vingt-quatre heures au plus tard après leur arrestation, ont droit à la présence d’un avocat pendant les interrogatoires, et ont le droit de communiquer avec leurs familles, lesquelles doivent être averties de leur détention. Ces droits de la défense sont ignorés, déplore HRW. Des détenus ont également affirmé avoir été torturés pour avouer leur appartenance à l’EI. Or, les aveux sont souvent la seule preuve retenue lors de procès qui durent en général une quinzaine de minutes et se tiennent sans la participation des victimes, même en qualité de témoins, souligne Belkis Wille, enquêtrice Irak pour HRW.

L’exclusion des victimes de la procédure est susceptible d’aboutir sur des dénis de justice, souligne HRW. « Il faut permettre aux victimes d’assister aux procès. Aucun effort n’est déployé pour le permettre. Pourquoi n’y a-t-il pas de publicité autour des procès ? Pourquoi ne pas mettre en place des bus ? Il est aussi choquant qu’un prévenu ait admis commettre un viol mais qu’aucune accusation spécifique ne soit portée par le juge en la matière », expose Belkis Wille.

Les prévenus sont souvent condamnés pour appartenance à l’Etat islamique, sans distinction aucune dans la diversité et la sévérité des crimes commis ni effort pour donner priorité aux poursuites contre les responsables des crimes les plus graves. Certains individus qui n’ont pas commis d’actes violents encourent des peines lourdes, allant jusqu’à la peine de mort ou la prison à vie, y compris pour la simple adhésion à l’EI. Certains avaient travaillé dans des hôpitaux administrés par l’EI, d’autres étaient des cuisiniers qui préparaient à manger pour les combattants.

Les membres de l’EI qui peuvent démontrer qu’ils ont rejoint l’organisation contre leur gré et n’ont pas participé à certains actes de violence peuvent être libérés après leur condamnation en vertu de la loi d’amnistie générale d’août 2016 (no 27/2016), mais les juges irakiens n’appliquent pas cette loi de manière cohérente, estime HRW. Les autorités kurdes n’ont pas adopté de loi d’amnistie pour les condamnés ou les suspects de l’EI, et un porte-parole a déclaré qu’aucune n’était actuellement à l’étude. Pour ceux dont le seul crime a été d’adhérer à l’EI, HRW préconise d’envisager des alternatives aux poursuites, à l’instar de la participation à des processus nationaux de vérité et de réconciliation ou de programmes de réadaptation et de réinsertion, pour les enfants en particulier.