« L’intelligence de Johnny est d’avoir agi en sortant de sa génération, sans reniement » (Johnny Hallyday au Palais des Sports en 1971). / STRINGER/AFP

Tribune. Des historiens datent l’invention de la culture jeune du 23 juin 1963, place de la Nation, avec un concert organisé par Salut les copains. A la surprise générale, une foule de jeunes filles et de jeunes gens est là pour écouter des chansons qui effraient bien des « vieux », comme François Mauriac, Philippe Bouvard, par exemple.

Cette réaction renvoyait involontairement au sens profond de ce mouvement social. Presque seul, Edgar Morin comprend alors que ces « yé-yé » donnent naissance à une nouvelle forme de culture, non légitime : non plus une culture « supérieure » que tout le monde devrait admirer, mais une culture propre à un groupe revendiquant d’avoir son propre monde, de ne pas vivre en permanence dans le monde des adultes.

On raconte que Daniel Filipacchi donne comme consigne à Jean-Marie Périer, photographe, pour le journal, « faites des photos qui ne plairont pas aux parents ». Quand Johnny chante en 1964 « Quand l’amour s’en va, adieu, tout est fini. Da dou ron ron ron, da dou ron ron », le plaisir est pour une part dans ce refrain qui n’enchante pas les amateurs de la vraie chanson française !

Caméléon

A partir de ce moment-là, chaque génération va avoir à sa disposition les moyens de composer son monde culturel. Ce qui n’était pas prévu c’est que la culture jeune, les jeunes allaient la conserver, pour une part, toute leur vie. C’est ce qu’on entend en ce jour de la mort de Johnny Hallyday, c’est ce qu’on entend dans certains enterrements où le défunt a demandé à ce que l’on passe la musique qu’il aimait, souvent la musique de son adolescence. En effet, l’adolescence continue, pour beaucoup, à vivre en nous. La culture jeune, c’est-à-dire des jeunes nés en telle et telle années, se transforme en culture générationnelle.

Dans Le fossé des générations (publié en français) en 1971, Margaret Mead observant ce changement, affirme que désormais il y a un risque d’isolement des générations entre elles, ne disposant plus de vocabulaire commun. Elle n’a pas prévu que cette distance ne se transformerait pas en une grande séparation dans la mesure où rien n’interdit de mixer des éléments de sa génération, des morceaux classiques, et des chansons des générations suivantes. Chacun devient un DJ, composant sa propre liste, changeante selon ses humeurs, les modes, ses rencontres amicales, et aussi la culture familiale, mais toujours avec un noyau, celui de sa génération.

L’intelligence de Johnny est d’avoir agi en sortant de sa génération, sans reniement. On l’a accusé d’être caméléon, en s’inspirant de l’air du temps, en ne se repliant pas sur le même et la répétition. Quasi-orphelin, Johnny a aussi accompagné toutes les transformations de la famille depuis les années 1960, séparations, adoption, famille recomposée… Il constitue le patrimoine de la France, mais d’une France, capable de changer et de s’ouvrir.

François de Singly est l’auteur de nombreux ouvrages consacrés à l’éducation, à l’adolescence, au couple, ainsi qu’à la séparation et à la famille, notamment, récemment « Sociologie de la famille contemporaine » (6e édition, Armand Colin, 132 pages, 9,80 euros) et « Double Je. Identité personnelle et identité statutaire » (Armand Colin, 216 pages, 22,90 euros).