KIKI LJUNG

Data scientist, développeur logiciel, ingénieur développement, ingénieur d’affaires et ingénieur système… Tels sont les métiers les plus recherchés par les recruteurs, selon le troisième baromètre LinkedIn pour « Le Monde Campus », publié lundi 10 décembre, à partir des données des 15 millions d’utilisateurs français du réseau social professionnel. Des métiers prometteurs, mais où les femmes sont de plus en plus minoritaires.

Depuis 2009, le « Ada Lovelace Day » est célébré chaque deuxième mardi d’octobre dans le monde anglo-saxon. Un jour officiel pour rappeler que le premier programme informatique fut inventé par une femme, la fille du poète romantique Lord Byron, dans les années 1840. Mais aussi pour tenter de conjurer la malédiction de ce secteur-clé où les lointaines héritières de Miss Lovelace ont du mal à trouver leur place, et se font rares : « L’informatique est le seul domaine où, après avoir été proportionnellement bien représentée, la part des femmes est en nette régression, alors que, dans toutes les filières scientifiques et techniques, elle augmente de 5 % en 1972 à 26 % en 2010 », relève Isabelle Collet, maîtresse d’enseignement et de recherche en sciences de l’éducation à l’université de Genève.

Femmes pionnières

En l’espace de vingt ans, la place des femmes dans l’informatique a été réduite de moitié. « En 1983, c’est le deuxième secteur comportant le plus de femmes diplômées, avec 20,3 %, soit 6 points au-dessus de la moyenne des femmes ingénieures. Dans les années 2010, les filières STIC (sciences et technologies de l’information et de la communication) diplôment seulement 11 % de femmes », résume la chercheuse.

Ces chiffres sont à mettre en perspective. « Comme pour le cinéma, dès qu’une industrie gagne en puissance, le rôle des femmes diminue, rappelle Claudine Schmuck, directrice associée de Global Contact, cabinet de conseil qui a réalisé l’étude Gender Scan sur les femmes dans les formations du numériques en 2017. Les femmes ont été pionnières, à l’image d’Ada Lovelace ou de Hedy Lamarr – qui a inventé un système de cryptage encore utilisé aujourd’hui dans la défense. Ce n’est donc pas une question de compétence. »

Le constat est d’autant plus rude pour les écoles qui ont pris des mesures pour lutter contre cette tendance. « On se bat depuis des années pour attirer plus de filles dans nos filières. Journées portes ouvertes, salons, campagne de communication ciblée : ça ne déclenche aucune évolution. Nous avons eu un pic inexpliqué en 2015, avec 12 % de filles dans la promotion contre 5 % en 2014, mais l’année suivante nous étions retombés à 8,4 % ! C’est désespérant », soupire Joël Courtois, directeur d’Epita (Ecole pour l’informatique et les techniques avancées).

Orientation genrée

L’INSA Lyon, école d’ingénieurs qui promeut l’ouverture sociale, s’est même dotée d’une chaire « égalité femmes-hommes ». « Nous menons des recherches expérimentales sur les représentations stéréotypées de nos étudiants, ou sur les enseignants qui s’adressent de façon différenciée aux filles et aux garçons », fait savoir Sonia Béchet, directrice adjointe de l’Institut Gaston-Berger, du nom du cofondateur de l’école. Malgré ces efforts, les orientations « genrées » se font ressentir dès la troisième année d’études, lors du choix de la spécialité d’ingénierie. Ainsi en 2017-2018, seules 18 % de filles ont choisi l’informatique. Elles étaient 68 % à préférer se spécialiser dans les biosciences.

Parmi les causes du désamour des filles pour l’informatique, les enseignants citent les représentations genrées des métiers dès l’enfance et l’adolescence. La construction des clichés se fait en famille ou à l’école. De nombreuses études, comme celles de Françoise Vouillot – autrice de Les métiers ont-ils un sexe ? (Belin 2014) – ont montré que les garçons étaient plus encouragés à poursuivre dans les sciences et techniques. « En première et en terminale S au lycée, tout est déjà joué, affirme Joël Courtois. Les stéréotypes sont acquis et c’est terminé, le vivier s’est considérablement restreint… » Les filles s’orienteront davantage vers les formations liées à la santé et les garçons vers les filières scientifiques et techniques.

Quant à l’image du geek, elle continue d’exercer un effet attractif sur les hommes, beaucoup moins pour les femmes. « Il existe encore aujourd’hui un prototype de l’informaticien dont les caractéristiques principales seraient d’être un homme, peu sociable, logique, passionné par la technique, plus à l’aise avec les machines qu’avec les humains », énumère Isabelle Collet.

Sexisme ordinaire

Si le sexisme n’est pas plus répandu que dans d’autres secteurs, le déséquilibre entre le nombre d’hommes et de femmes dans l’informatique y accentue ses effets, estime la chercheuse. « Je n’ai pas tout de suite été sensibilisée à la problématique du déséquilibre hommes-femmes dans ma filière. Dans mon lycée, il y avait déjà une minorité de filles en première et en terminale S », raconte Gabriella, 27 ans, docteure en informatique.

C’est à l’université que cette spécialiste du machine learning prend conscience de sa « singularité » : « Quand j’ai obtenu une mention à ma licence d’informatique, j’ai entendu mes camarades masculins me dire : “mais, en fait, t’es forte.” C’était aussi une prise de conscience pour moi. Quand on est une femme dans ce monde, on finit par surcompenser pour montrer qu’on est légitime. On a totalement intégré le fait que, si les femmes investissent le monde scientifique, elles doivent être meilleures que les hommes. D’ailleurs, dans mon laboratoire d’intelligence artificielle, nous sommes trois à avoir obtenu une bourse d’excellence. Trois filles. »

Pour lutter contre ce sexisme ordinaire, l’Epita « sensibilise » ses étudiants, dès le début de la première année. « Nous disons clairement aux garçons : “attention, vous êtes majoritaires, la moindre remarque, même si elle n’est pas malveillante, peut générer un sentiment de harcèlement”, car les filles l’auront peut-être déjà entendue dix fois dans la même journée », explique Joël Courtois. Parmi les commentaires les plus fréquents adressés aux filles : le soupçon voire l’accusation de se faire aider – parce qu’elles sont supposées ne pas y arriver toutes seules…

Mixité épanouissante

Pour tenter d’enrayer la tendance et susciter des vocations, de nombreuses associations se sont créées ces dernières années, à l’image de Pasc@line, Elles Bougent, Girls in Tech, StartHer… « J’ai créé Elles bougent en 2005 pour répondre à un besoin de l’industrie, explique Marie-Sophie Pawlak. A l’époque, j’avais l’impression de devoir vider un océan avec une petite cuillère. Le climat a changé, notamment grâce à la loi sur l’égalité hommes-femmes de 2009 en entreprise et à l’action du dernier quinquennat. Aujourd’hui, le sujet des femmes en sciences ne fait plus débat. »

Le sujet est peut-être devenu consensuel, mais les actions menées n’ont pas conduit à inverser la tendance. Selon Claudine Schmuck, les associations gagneraient à changer leur façon de faire. « Il faut pouvoir mesurer l’impact de ces actions, estime la responsable de Global Contact. Par ailleurs, ça n’a pas de sens de communiquer sur les métiers d’aujourd’hui, car on sait que les métiers de demain ne sont pas encore connus. »

Mais l’impact de ce désamour pourrait se révéler plus grave dans les années à venir. Joël Courtois le martèle : « Fabriquer le monde de demain, qui sera numérique, sans les femmes, n’est pas souhaitable. Les femmes ne peuvent pas être exclues de ce formidable potentiel d’emploi dans les années à venir ! » En écho à cette affirmation, l’étude Gender Scan souligne que la mixité dans les équipes augmente l’épanouissement, la qualité de vie au travail et la mobilisation des salariés dans le numérique. Une remarque valable pour tous les métiers.