Mohamed Bennani est un esthète. Casquette bleu nuit et écharpe rouge nouée sous le menton, il aime les jolies choses, surtout les vieux livres, trésors de mots et d’images qui sommeillent sur les étagères de sa demeure jouxtant la médina de Tunis. « Beit Al-Bennani », la maison de Bennani, est plus qu’un repaire de lettrés, plus qu’une bibliothèque privée aux 25 000 ouvrages et manuscrits rassemblés au fil d’une vie, plus qu’un foyer de savoirs attirant des exégètes qui viennent de loin. C’est un endroit unique, une atmosphère sans équivalent, une niche de convivialité ouverte à tous les vents. Il suffit pour s’en convaincre de voir le maître de céans s’affairer autour de ses invités, caler le plat de couscous fumant sur la table dressée dans la courette, distribuer la parole au sein du cénacle du jour.

La maison familiale de M. Bennani est une halte singulière à Bab Menara, l’une des dix-sept portes historiques de la vieille ville, où l’on peut venir le mercredi déjeuner gracieusement sous le bougainvillier qui escalade le mur immaculé. Chacun est le bienvenu, sous réserve d’avoir été introduit par un ami commun, de s’être annoncé ou d’apporter une bouteille de vin, pour ceux qui veulent s’enhardir le palais en appoint de la harissa.

Ainsi s’est tissé à Tunis l’immense réseau des amis de Mohamed Bennani, vaste communauté informelle de convives du mercredi qui, après avoir sinué dans le lacis des venelles de la médina, reprennent leur souffle dans son petit salon aux banquettes pourpres avant de s’installer dans la courette autour du couscous aux légumes. On y croise des notoriétés comme des anonymes, simples connaissances de connaissances, venus ici goûter à l’esprit du lieu, où l’odeur des manuscrits reliés se mêle aux senteurs des courges, tandis que s’enfièvrent des causeries très inspirées sur l’art, la littérature, l’actualité de la Tunisie ou les affaires du monde.

Un rituel familial

La tradition de la table ouverte du mercredi à Beit Al-Bennani a maintenant une vingtaine d’années. Mohamed Bennani a fait évoluer un rituel familial : le repas du vendredi – jour saint de l’islam –, ouvert aux nécessiteux du quartier. Les mets étaient financés par les revenus de deux boutiques de la médina que les aïeux de Mohamed Bennani avaient transformées en biens habous (inaliénables) voués à l’aumône et à l’entraide. Au fil du temps, Mohamed Bennani a introduit quelques inflexions à la coutume. Il a déplacé le jour du vendredi au mercredi car, tenant d’une laïcité à la tunisienne, il ne voulait pas « se référer à un jour pieux ». « Je désirais mettre tout le monde à l’aise, et moi le premier », explique-t-il. Et il a élargi le cercle des invités à tout-un-chacun, indépendamment de sa condition sociale.

Mohamed Bennani (écharpe rouge), chez lui, dans le quartier de Bab Menara, à Tunis. / FRED BOBIN

Ainsi est Mohamed Bennani, l’homme qui déplace les lignes. Dans son salon trône, rivée au mur, la photo de son grand-père maternel, turban blanc noué à la tête. « C’est le Libyen de la famille », sourit le petit-fils en évoquant la mémoire de l’aïeul, Berbère né dans le djebel Nefoussa, une région montagneuse de Libye frontalière avec la Tunisie. A cette racine berbère s’ajoute une ascendance andalouse du côté paternel, ce qui a nourri chez Mohamed Bennani un sens particulier de l’identité. « Je ne suis pas qu’arabe, dit-il. Je suis plus riche que cela. »

Toute son œuvre de collection, livres ou photos, porte la marque de ce goût de la confluence. Entre des ouvrages sur l’Afrique du Nord acquis à Bruxelles, où il vécut dans les années 1990, et les bibliothèques privées rachetées à Tunis auprès de familles de notables, Mohamed Bennani a recueilli un fonds documentaire d’une extrême diversité. On y trouve des traités de jurisprudence islamique, plusieurs volumes des Prolégomènes de l’historien Ibn Khaldoun, des études sur les juifs tunisiens, des romans coloniaux ou des récits de voyage en Tunisie de grands noms de la littérature française (Chateaubriand, Dumas, Maupassant).

Histoires endormies

Grand collectionneur de photos, Mohamed Bennani a aussi arraché de l’oubli un Tunisien longtemps resté anonyme. Il s’agit du « photographe indigène » dont les clichés ont nourri les recherches sur l’architecture des mosquées – où ne pouvaient pénétrer les non-musulmans – menées à la fin du XIXe siècle sous le protectorat français par le Service des arts et antiquités. Mohamed Bennani a enfin donné un nom – Abdelhak Al-Ouartani – à cet inconnu dont le travail avait servi la carrière des autres.

Se promener entre deux rayons de livres à Beit Al-Bennani, c’est sentir physiquement cette mémoire tunisienne, tapie dans la pénombre d’étagères et prête à chuchoter ses histoires endormies. Et alors le couscous aux légumes qui fume sous le bougainvillier de la courette prend une saveur indicible, tandis que Mohamed Bennani lève un verre à la convivialité du monde.