Qui n’a pas senti son cœur se serrer à la vue de cet ours polaire famélique et hagard, agonisant sur des terres sans glace à la recherche de nourriture ? La scène — vue plusieurs millions de fois en une semaine — a été filmée par l’ONG de défense des océans Sea Legacy lors d’une expédition, à la fin de l’été, sur l’île de Baffin, énorme territoire arctique du nord-est du Canada, proche du Groenland.

« C’est une scène déchirante qui me hante encore. Voilà à quoi ressemble la famine. L’atrophie musculaire. Pas d’énergie. Une mort lente et douloureuse », écrit le photographe Paul Nicklen, également cofondateur de Sea Legacy, dans un message accompagnant la courte vidéo postée sur Instagram le 5 décembre.

« La vérité est celle-ci : si la Terre continue de se réchauffer, nous perdrons des ours et des écosystèmes polaires entiers. Ce gros ours mâle n’était pas vieux, et il est certainement mort quelques heures ou quelques jours plus tard », poursuit-il. Alors, ce mammifère est-il devenu le symbole des effets désastreux du changement climatique ? Peut-il jouer un rôle d’électrochoc pour nous pousser à enfin réduire nos émissions de gaz à effet de serre ?

Problèmes de santé

Si la véracité de la vidéo, reprise par la totalité des médias, ne fait aucun doute, des scientifiques se questionnent depuis quelques jours : dans quelle mesure le plantigrade est-il réellement en train de mourir du changement climatique ?

C’est le cas de Jeff W. Higdon, un biologiste de la faune, qui travaille dans l’Arctique canadien depuis plus de dix ans. Dans une série de tweets, il déroule une argumentation qui laisse place au doute : « Cet ours meurt de faim, mais à mon avis, ce n’est pas parce que la banquise a soudainement disparu et qu’il ne peut plus chasser le phoque. D’autant que la côte est de Baffin est libre de glace en été. Il est beaucoup plus probable qu’il soit affamé en raison de problèmes de santé, potentiellement un cancer des os », avance-t-il, regrettant que Sea Legacy n’ait pas demandé une autopsie de la bête pour trancher le débat.

Une prudence que partage Steven Amstrup, le scientifique en chef de Polar Bear International (PBI), une ONG engagée dans la conservation des ours polaires, établie aux Etats-Unis et au Canada. Selon ce spécialiste, la « malnutrition est une cause majeure de mortalité chez les ours polaires », qui ont peu de prédateurs naturels.

« Les jeunes ours qui n’ont pas bien appris comment attraper les phoques, les vieux ours faibles et les ours blessés peuvent tous succomber à la malnutrition dans certaines circonstances, écrit-il dans un post de blog de PBI. La famine qui a mené à l’événement présenté dans cette vidéo pourrait être liée à la vieillesse, aux blessures (comme une mâchoire cassée ou des dents qui l’empêchent d’attraper de la nourriture), aux maladies ou à d’autres facteurs qui limitent son succès à capturer des proies. »

Rien ne permet donc d’incriminer directement le changement climatique dans cet événement bien particulier —, ce qu’a reconnu le photographe dans une interview au Washington Post.

Le réchauffement, principale menace

Reste que le réchauffement est bel et bien une grave menace — déjà à l’œuvre — pour cette espèce iconique. En raison de la disparition progressive de la banquise, les ours polaires sont repoussés vers les terres ou très loin en mer, où les glaces persistent mais flottent dans des eaux moins riches en phoques et en poissons. Confrontés à ce manque de nourriture, les ours blancs risquent de voir leur population s’amenuiser.

Dans une étude réalisée en 2015, l’Union internationale pour la conservation de la nature (UICN) classait le changement climatique comme la menace la plus importante pour les 26 000 ours polaires du monde. Les chercheurs estimaient comme « hautement probable » une diminution de 30 % de la population d’Ursus maritimus d’ici à 2050, en raison des changements dans leur habitat de glace de mer.

Cet été, la banquise arctique occupait à son minimum estival une superficie de 4,6 millions de kilomètres carrés contre 6,05 millions en 1995. Des données satellitaires publiées en 2016 dans la revue Cryosphere ont révélé que le nombre de jours avec beaucoup de banquise (plus que la moyenne historique) dans les dix-neuf régions arctiques habitées par des ours polaires avait diminué entre sept et dix-neuf par décennie selon les endroits, entre 1979 et 2014.

Mais la situation n’est pas la même dans tous les territoires occupés par l’ours, ni pour l’ensemble de ses dix-neuf sous-espèces. Or, selon les données du gouvernement canadien, la population d’ours est globalement stable sur l’île de Baffin et enregistre même une « augmentation probable » sur sa côte sud-est. « Il est donc incorrect de considérer que la situation de cet ours puisse être représentative du reste de la population », prévient Jeff W. Higdon.

Un ours polaire famélique dans l’archipel norvégien du Svalbard, photographié en août 2015. / Kerstin Langenberger/Facebook

« Coup de communication »

En 2015, deux photographies semblables avaient suscité un émoi similaire. L’une, prise en août par la photographe allemande Kerstin Langenberger, montrait une femelle famélique tentant de survivre sur des « confettis » de banquise dans l’archipel norvégien du Svalbard. L’autre, publiée en septembre par Paul Nicklen — l’auteur du cliché sur l’île de Baffin — exposait un ours mort et totalement décharné, dans la même région du monde.

« 2015 a été une bonne année au Svalbard, en matière de couverture de banquise, donc ces images n’ont pas du tout illustré la situation pour les ours à ce moment-là. Nous avions repéré beaucoup d’individus bien portants, assure Jon Aars, chercheur à l’institut polaire norvégien et spécialiste du suivi des ours polaires au Svalbard. Cette population vit des bonnes et des mauvaises années, mais maintenant, du fait du changement climatique, nous avons beaucoup plus de mauvaises que de bonnes années dans certaines régions. »

Des nuances qui n’apparaissent aucunement dans le discours de Sea Legacy, qui se donne comme mission « de créer des communications visuelles percutantes pour pousser les gens à protéger nos océans ». Dans un tweet publié le 10 décembre, repéré par le National Post canadien, Terry Audla, un ancien président d’Inuit Tapiriit Kanatami, un organisme représentant tous les Inuits, fait part de sa colère : « Cette vidéo est un coup de communication pour raconter des histoires et amasser plus de fonds… C’est irresponsable et désobligeant, et cela dessert la science du changement climatique. »

De la même façon, Jeff Higdon craint que la vidéo ne donne des arguments aux climatosceptiques qui « s’empareront de toute affirmation exagérée pour défendre leur cause ». Et de déclarer à Slate : « J’aimerais que les gens en apprennent davantage sur ces questions. Ça me rend dingue. C’est du militantisme prêt à consommer. On partage cette photo, et puis deux jours plus tard on l’a oubliée et personne n’a changé de comportement. »