Une manifestation de partisans de la neutralité du net, à Los Angeles, le 28 novembre. / KYLE GRILLOT / REUTERS

Editorial du « Monde » C’est le vieux rêve de ceux qui ont vu naître, puis croître la plus grande invention de la fin du XXe siècle : l’Internet. Mère de toutes les innovations, la liberté est aussi essentielle au Net que l’air à l’être humain, disent les ardents partisans d’un réseau ouvert, dans lequel serait préservée l’égalité des chances pour tous ceux qui veulent y accéder.

C’est en effet l’esprit dans lequel est apparue, dans les années 1990, cette technologie qui devait tout changer, fruit de décennies de travaux de recherche et de financement public américain. Le concept de la « neutralité du Net » s’est progressivement imposé pour garantir la pureté originelle de l’innovation du réseau numérique : n’appartenant à personne, l’Internet ne pouvait offrir de traitement préférentiel à aucune entreprise, aussi riche ou puissante soit-elle, pour offrir ses services sur le réseau. Petits et grands, start-up ou géants, tous devaient être égaux au moment de plonger dans la grande mer de l’Internet.

C’est ce concept que l’autorité fédérale américaine des télécommunications, la FCC (Federal Communications Commission) s’apprêtait à modifier, par une décision attendue jeudi 14 décembre. Cette décision vise à abroger des dispositions adoptées en 2015 par la même FCC, qui inscrivaient le principe de la neutralité du Net dans la réglementation. A l’époque, les champions de l’activisme numérique avaient crié victoire. La neutralité du Net apparaissait comme un principe aussi éternel que le premier amendement sur la liberté d’expression.

Mais dans un domaine aussi fluctuant que le numérique, rien n’est éternel. La liberté débridée du Net menaçait le modèle économique des grandes entreprises des télécoms. Les temps ont changé, tout comme le climat de la Silicon Valley. Aujourd’hui, les voix des ténors de l’industrie du Net, les Mark Zuckerberg (Facebook) et autres Tim Cook (Apple), sont restées muettes. En réalité, leurs énormes compagnies ont besoin de tuyaux plus gros et plus fiables pour transmettre leurs contenus sur le Net ; cela implique de donner aux fournisseurs de ces tuyaux, les géants des télécoms, les moyens de financer leurs investissements pour augmenter leurs capacités.

Un danger évident

L’évolution des usages (voitures autonomes, applications médicales, etc.) et la montée en puissance de l’intelligence artificielle peuvent aussi justifier d’envisager un Internet à plusieurs vitesses. La différence avec le régime égalitaire actuel, c’est qu’il faudra payer pour avoir accès à ces tuyaux privilégiés : Apple, Facebook ou Google n’auront aucun problème pour payer ; ce sera, en revanche, plus difficile pour les nouveaux arrivants sur le Web et pour les petites entreprises, et en particulier les start-up, sans parler du prix probable pour le consommateur.

Le danger est évident. En donnant aux grandes entreprises de télécommunications la possibilité de gérer les priorités de l’accès au Net, la FCC prend le risque d’étouffer ce qui a fait le succès du réseau, l’innovation sans limites, pour le pire et le meilleur, et l’égalité des chances. Plus sage, le droit européen garantit, depuis 2016, le concept de la neutralité de l’Internet : en Europe, les fournisseurs d’accès ne peuvent pas discriminer les contenus transmis sur le réseau, et les internautes peuvent y diffuser librement ce qu’ils souhaitent.

C’est une bonne chose, de même que le débat qui émerge sur la neutralité des incontournables plates-formes, telles que Google et Facebook. Que le débat continue !