LES CHOIX DE LA MATINALE

La chronique ironique et sans tabou d’un village alpin au XIXe siècle, le quotidien kafkaïen d’une écrivaine cubaine ostracisée dans son pays, un bouleversant récit de la perte et du deuil et le nouveau volume du journal de Charles Juliet : petit tour des dernières nouveautés.

HISTOIRE. « Le Plancher de Joachim », de Jacques-Olivier Boudon

Un historien peut-il rêver d’une plus belle trouvaille ? En 2009, les propriétaires d’un château parlent à Jacques-Olivier Boudon d’un étrange trésor trouvé sous leurs pieds à l’occasion d’une restauration : un texte occupe la face cachée de 72 lattes du parquet. Il a été rédigé par un menuisier, Joachim Martin, artisan du village responsable des travaux de rénovation du château en 1880. Jacques-Olivier Boudon reconstitue le puzzle de cette chronique écrite lestement, souvent grivoise, bourrée de notations précises sur la vie dans la haute vallée de la Durance au milieu du XIXe siècle. Ce tout petit monde, Joachim y tient. Rien ne l’angoisse plus que d’entrevoir les départs massifs qui vont commencer, l’exode rural qui inexorablement séparera les familles en vidant les terroirs. Peu à peu, cette chronique ironique de la petitesse rurale devient le poignant journal intime de la fin d’un monde. Antoine de Baecque

BELIN

Le Plancher de Joachim. L’histoire retrouvée d’un village français, de Jacques-Olivier Boudon, Belin, « Histoire », 256 p., 24 €.

ROMAN. « Un dimanche de révolution », de Wendy Guerra

Orpheline de père et de mère, la jeune Cleo, poétesse à Cuba, devient la cible du régime castriste lorsqu’elle remporte en Espagne un prix de littérature. Partie rejoindre un ancien amoureux à Mexico, elle est vue comme une espionne dans le groupe de dissidents cubains en exil dont son ami fait partie. De cette situation inconfortable, qu’elle traite avec un humour sarcastique, Wendy Guerra a fait le point de départ d’une farce où l’absurdité des situations le dispute à une critique acerbe de l’intrusion du régime de La Havane dans la vie des Cubains.

Décrivant avec mordant et de façon très cinématographique les incursions régulières, à l’appartement de Cleo, de brigades de police, la romancière dit la profonde solitude d’une écrivaine interdite de publication sur place. Avec ce roman, dont le titre renvoie à Lunes de revolucion, revue fondée par Guillermo Cabrera Infante (1929-2005), figure de proue de la littérature cubaine avant son exil à Londres, Wendy Guerra poursuit sa quête littéraire d’un Cuba passionnément aimé. Une île au bord de l’asphyxie et de la folie, mais dont les charmes, comme ceux d’un vieil amant fatigué, continuent d’opérer. Ariane Singer

BUCHET-CHASTEL

Un dimanche de révolution (Domingo de revolucion), de Wendy Guerra, traduit de l’espagnol (Cuba) par Marianne Millon, Buchet-Chastel, 212 p., 19 €.

RÉCIT. « Mistral perdu ou les événements », d’Isabelle Monnin

Qui a lu les précédents romans d’Isabelle Monnin, des Vies extraordinaires d’Eugène aux Gens dans l’enveloppe (JC Lattès, 2010 et 2015), distingue le chemin qui mène à ce Mistral perdu dépouillé d’atours fictionnels, bouleversant livre de la perte et du deuil. C’est la disparition de « nous » que raconte le sixième livre d’Isabelle Monnin. « Nous : les filles », soit l’auteure et sa cadette, grandies dans la fusion. Mistral perdu exhume des souvenirs de jeunesse, en attrapant une image, en saisissant une expression, un refrain, une sensation… En retrouvant, aussi, la force que donnait à l’auteure la certitude de constituer un « nous », jusqu’à la mort, à 26 ans, de sa sœur, et qui propulse le texte.

Mais le « nous » qui disparaît au fil des années retracées, c’est aussi celui d’une gauche pour qui « savoir quoi penser » n’est pas encore « un tourment quotidien ». Née en 1971, Isabelle Monnin égrène au fil de son récit les échecs, les désillusions et les renoncements de son camp. En tramant l’évocation de ses souvenirs dans ceux de chacun, Isabelle Monnin construit un texte d’une douceur déchirante et pourtant apaisante. Raphaëlle Leyris

JC LATTÈS

Mistral perdu ou les événements, d’Isabelle Monnin, JC Lattès, 320 p., 17 €.

JOURNAL. « Gratitude », de Charles Juliet

Le précédent tome du journal de Charles Juliet, couvrant les années 1997 à 2003, s’appelait Apaisement : dans ce livre de la « maturité », l’écrivain né en 1934 avançait dans l’existence en affirmant un regard apaisé et une écriture simple, limpide.

Le nouveau volume, Gratitude, qui va de 2004 à 2008, prolonge cette expérience : malgré son âge avancé, Juliet ne veut pas perdre une miette de ce que la vie peut encore lui offrir. Ce sont des rencontres au présent, des souvenirs lumineux ou sombres – un voyage agile dans le temps. Juliet rend hommage à tous ceux qui ont rendu possible son aventure humaine et sa recherche intérieure. Il est question de peintres qu’il admire (Bram Van Velde, Pierre Soulages, Cézanne…), de musiciens de jazz ou d’écrivains – comme Samuel Beckett. Tous ces artistes évoqués par Juliet ont été taraudés par le risque d’échouer.

Au fil de ce journal poignant, Juliet est constamment dans l’échange, le dialogue. Il y a des pages de bouleversante introspection, et d’autres dans lesquelles l’écrivain s’efface pour rapporter des histoires entendues : elles permettent de prendre le pouls de notre époque. Amaury da Cunha

P.O.L

Gratitude. Journal IX. 2004-2008, de Charles Juliet, POL, 400 p., 19 €.