En plein débat sur la politique migratoire européenne, l’article de Science corrélant l’évolution de la température mondiale et le nombre de demandes d’asile auprès des Vingt-huit devrait susciter quelques réactions. Publiés jeudi 21 décembre, les travaux d’Anouch Missirian et de Wolfram Schlenker, de l’Université de Columbia (New York), se fondent sur l’analyse croisée, pour la période 2000-2014, de plusieurs bases de données : chiffres du Haut commissariat aux réfugiés, critères météo, données socio-économiques, etc.

À partir des informations collectées dans 103 pays de départ, les chercheurs ont évalué l’impact de la température moyenne enregistrée dans les zones agricoles sur le phénomène migratoire. « Lorsque la température dévie de l’optimum de 20° C pour tendre vers des températures plus basses ou plus élevées, les demandes d’asile s’accentuent », constate Anouch Minassian, précisant que « ces effets sont plus visibles en cas d’élévation de la température. » « Établir un lien entre variable de température et flux migratoire n’est pas une approche nouvelle, estime François Gemenne, professeur à Sciences Po, mais l’effort de quantification et de projection proposé par cette étude est, en revanche, assez inédit. »

Poussant plus loin leur réflexion, les deux universitaires ont revisité les modèles de réchauffement climatique élaborés par le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC), à la lueur de leurs observations. Et leurs résultats jettent une lumière crue sur l’ampleur des migrations auxquelles l’Union européenne devra faire face dans les années à venir.

Deux scénarios possibles

Si les émissions mondiales de gaz à effet de serre continuent de progresser à leur rythme actuel et embarquent la Terre sur une augmentation de température de l’ordre de 4,5 à 5°C, les dossiers de demandes d’asile pourraient bondir de 188 % d’ici 2100. Si, en revanche, grâce aux efforts combinés des États et des acteurs non étatiques (collectivités locales, entreprises, société civile), l’espèce humaine parvient à stabiliser ses émissions et à contenir la surchauffe planétaire autour d’un seuil d’environ 2°C, les demandes d’asile ne devraient progresser que de 28 %.

« Dans le premier cas, on se retrouverait en plein scénario catastrophe, avec des hausses de température extrêmes et une explosion démographique qui nous entraînerait dans un monde inconnu, avance Anouch Missirian. En tout état de cause, cette interaction entre climat et migration est un sujet sensible, qui doit interpeller le monde politique, au-delà de la communauté des chercheurs ».

À commencer par les instances de l’Union européenne (UE), puisque l’étude concentre son attention sur l’espace communautaire. L’UE est un ensemble géographique particulièrement concerné : il est confronté depuis les années 2010 à une crise migratoire majeure.

« Ceux que l’on qualifie de migrants économiques sont aussi des migrants environnementaux ou climatiques. »

En 2015, les vingt-huit Etats membres ont accordé le droit d’asile à quelque 333 000 demandeurs, un chiffre en hausse de 72 % par rapport à l’année 2014, d’après les données diffusées par l’agence statistique européenne Eurostat. Mais les taux d’acceptation varient très fortement d’un pays à l’autre. Et surtout, selon d’autres sources, plus d’un million de migrants ont rejoint l’Europe, et plus de 3700 personnes ont perdu la vie en traversant la Méditerranée, durant cette même année 2015.

« La Commission européenne considère que, en dépit de la baisse des arrivées observée ces derniers mois au sein de l’Union européenne, les facteurs de dynamique migratoire, comme le changement climatique ou la démographie à l’intérieur et aux marges de l’UE, vont continuer à représenter un défi durant des décennies » a réagi l’un de ses porte-parole après lecture de l’article de Science.

« La question migratoire est une priorité absolue pour l’Union européenne, assure François Gemenne. En ce sens, l’étude est intéressante car elle peut nous aider à corriger la myopie des gouvernements actuels, qui font encore la distinction entre les bons réfugiés politiques d’un côté, les méchants migrants économiques de l’autre ! ». Il poursuit :

« La moitié de la population africaine, par exemple, tire l’essentiel de ses revenus de l’agriculture de subsistance. Elle est très vulnérable au dérèglement du climat. Autrement dit, ceux que l’on qualifie de migrants économiques sont aussi des migrants environnementaux ou climatiques. »

Une approche multifactorielle de la réalité migratoire s’impose donc, mais aussi une analyse dépassionnée des chiffres brandis par les chercheurs de l’Université de Columbia. L’hypothèse de 188 %, la plus significative, ne devrait pas voir le jour si l’Union européenne, comme elle s’y est engagée, renforce la coopération et le soutien aux pays tiers et si des stratégies d’adaptation sont mises en œuvre dans les régions les plus sensibles au réchauffement climatique. « Un tel chiffre peut avoir un effet à double tranchant, prévient l’enseignant à Science Po. Il peut pousser à l’action ou, au contraire, effrayer les gouvernements et les conduire à un renforcement de leurs frontières ».