Né à La Seyne-sur-Mer (Var), Didier Ranc préparait les filets avant même de savoir lire et écrire. Ce pêcheur au long cours incarne la pêche méditerranéenne, dans sa diversité, sa polyvalence, son respect de l’environnement. / Marton Perlaki pour M Le magazine du Monde

La mer, berceau de la vie, essentielle et nourricière. Elle est surface et grands fonds, tempêtes et lumières, vents et marées. Elle est celle qui engloutit et qui recrache, recèle, baigne et répand. L’océan a fourni aux hommes ses protéines premières, même si l’on ignore laquelle de la pêche ou de la chasse précéda l’autre à la préhistoire. Depuis toujours, l’homme prend la mer, il s’y approvisionne à foison, en petits et gros poissons, en coquillages, en crustacés. Parfois, c’est la mer qui prend l’homme ; le plus souvent, c’est elle qui donne.

Longtemps, on a cru que les ressources marines étaient inépuisables. A la fin du XIXe siècle, le biologiste et fervent darwiniste Thomas Huxley assurait : « Rien de ce que nous faisons ne peut affecter le nombre de poissons. » C’était ignorer la voracité des hommes. Depuis les années 1950, la pêche industrielle, ses énormes chalutiers et techniques de ramassages massifs ont, certes, permis de banaliser le poisson frais sur les étals, mais ils ont aussi contribué à vider la mer. Notre appétit pour les poissons s’est développé au prix d’un étiolement dramatique de leur biodiversité. Surpêche (plus de 100 millions de tonnes chaque année, soit dix fois plus qu’en 1950), surconsommation, pollutions, changements climatiques : la faune et la flore marines sont en danger.

« Pêche par électrocution, dynamite, eau de Javel, cyanure, grandes sennes, tout cela n’est absolument pas soutenable. » Gilles Bœuf, biologiste

Océanologues, biologistes, environnementalistes, mais aussi cuisiniers, mareyeurs et pêcheurs sont nombreux à tirer la sonnette d’alarme. Beaucoup s’accordent à dire, même si cela n’est pas du goût de tout le monde, que la sagesse et les solutions sont du côté des petits, ces pêcheurs artisans, gardiens de connaissances et de techniques ancestrales, qui savent mieux que personne combien la mer est un bien commun, immense mais fragile. On pense au modèle des prud’homies de pêche, dont Didier Ranc, à Saint-Elme (La Seyne-sur-Mer), est l’une des figures de proue. Institution maritime millénaire, unique à la Méditerranée, la prud’homie est une gestion communautaire des droits et des devoirs des pêcheurs.

Autrement dit, ce sont les marins qui se réglementent, s’autorégulent et gèrent entre eux les ressources halieutiques et humaines. Ailleurs, des systèmes de pêcheries (notamment autour de la coquille Saint-Jacques, dans la Manche) se sont organisés pour protéger les ressources tout en les partageant. C’est ce genre d’initiatives que soutient l’association Bloom, engagée par ailleurs contre le chalutage profond ou, aujourd’hui, la pêche électrique.

« Pêche par électrocution, dynamite, eau de Javel, cyanure, grandes sennes, tout cela n’est absolument pas soutenable », insiste le biologiste Gilles Bœuf. « Avec de telles pratiques, renchérit le chercheur Philippe Cury, on anéantit des écosystèmes marins entiers au lieu de prendre seulement les poissons dont on a besoin. Pour que tout tourne bien, il faut laisser au moins 30 % de la ressource. » Didier Ranc a coutume de dire : « Nous, pêcheurs, devons prélever seulement les intérêts, et laisser le capital en mer. »

« On est obligé d’avoir cette conscience écologique. Il faut parvenir à bien nourrir les gens sans faire de mal à la planète, aux océans. » Hugo Roellinger, chef au Coquillage

Ce capital est aussi précieux, bien sûr, aux yeux des cuisiniers côtiers, qui chérissent et subliment les produits marins. A Noirmoutier, Alexandre Couillon a dressé son restaurant, La Marine, face au port. Tous les jours à l’aube, il va scruter les cargaisons ramenées à quai par les petits bateaux, choisit les poissons, turbot ou tacaud, homard ou thazard, et les cuisine de la tête aux arêtes, sans oublier les viscères (pour les sauces), car « tout est bon dans le poisson ». Radical, le Marseillais Christian Qui n’ouvre son établissement, SushiQui, que s’il a trouvé le jour même, sur le Vieux-Port, le poisson qui lui convenait. A Cancale, Olivier Roellinger et son fils Hugo n’aiment rien tant qu’explorer le terroir malouin, ses ressources vivantes et vibrantes. Au Coquillage, ils proposent une cuisine délicieuse, ancrée dans le paysage, empreinte de bon sens. « On est obligé d’avoir cette conscience écologique, dit Hugo Roellinger, désormais capitaine des fourneaux. Il faut parvenir à bien nourrir les gens sans faire de mal à la planète, aux océans. »

Peut-on sauver la mer en la mangeant ? Sans doute, si l’on apprend à savourer ses richesses avec modération, en favorisant des espèces sauvages non menacées, des poissons ordinaires auxquels on laisse le temps de se reproduire et de grandir. Il faut choisir des produits issus d’une pêche responsable, non agressive, à taille humaine. Nous avons réuni dans ces pages quelques représentants de ces nouvelles manières de nourrir, soigner et exploiter la mer. Les éclaireurs de la révolution iodée