Il y a un an, Thomas Kimuanga était un prêtre heureux : 2 000 personnes participaient aux trois messes du dimanche en l’église Saint-Philippe, à Kamonia, dans le sud-ouest de la République démocratique du Congo (RDC). Il venait de réparer le toit. La quête nourrissait le curé, le vicaire et les quatre sœurs, consolait les veuves, finançait Pâques et Noël. Grâce à la frontière avec l’Angola, tout était moins cher qu’ailleurs. Les bayonda, vélos surchargés de marchandises, n’avaient pas peur de la nuit.

A 46 ans, l’abbé Thomas prie désormais hors de son église. L’évêque de Luebo, lui-même resté à Kinshasa jusqu’en août, l’a rapatrié à Tshikapa, la capitale de la province du Kasaï, dans la paroisse désaffectée de Saint-Vincent-de-Paul, « où il n’y a ni courant, ni assiettes ». Les habitants commencent à connaître ce grand monsieur à lunettes qui marche d’un pas lent jusqu’à l’hôpital des sœurs. « A la messe, les communautés se mélangeaient, dit-il. Quand le conflit a commencé, on a cru à une blague. C’était loin de nous. »

Présentation de notre série : Kasaï, après la crise

Et pour cause : Kamonia se trouve à des centaines de kilomètres du territoire de Dibaya, où a débuté « la guerre de Kamwina Nsapu ». Au printemps 2016, le chef coutumier des Bajila Kasanga, population à cheval sur le Kasaï et le Kasaï-Central, s’est révolté contre le pouvoir de Kinshasa. Le président Joseph Kabila terminait alors son ultime mandat, sans donner les signes d’une quelconque alternance. La voix de Kamwina Nsapu, vitupérant contre la corruption et l’arbitraire, avait un fort écho. Après de longues négociations, les forces de l’ordre ont attaqué sa maison le 12 août 2016. L’exécution du chef et la profanation de ses fétiches ont engendré une vaste insurrection populaire, suivie d’une répression implacable.

Pendant un an, jusqu’à l’été 2017, les violences ont parcouru un territoire vaste comme la France. L’Eglise catholique a dressé le bilan de cette guerre où les machettes font face à des armes lourdes : au moins 4 000 personnes tuées, en majorité par les militaires. Les Nations unies ont recensé 89 fosses communes. Des voisins, la Croix-Rouge ou des prêtres enterraient les autres cadavres à la va-vite.

Fonctionnaires décapités

En avril, depuis Kinshasa, l’abbé Thomas apprend que le vicaire et les sœurs ont évacué Kamonia. Armés de machettes, de bâtons et de fusils de chasse, les mêmes qui ont attaqué la ville de Tshikapa approchent. Ces jeunes combattants au bandeau rouge, parfois des enfants, pillent et décapitent les fonctionnaires, les membres du parti présidentiel ou tout « collaborateur » du régime de Kabila. La police, débordée, reçoit le renfort de l’armée. L’Angola a fermé sa frontière.

Dans le diocèse, certaines cibles se sont révélées inattendues : églises, couvents, hôpitaux… Thomas Kimuanga montre une liste de six paroisses détruites. Même la cathédrale a été attaquée, le 30 mars. Les trois couvents et la sacristie ont été mis à sac. Les prêtres sans paroisse du Kasaï ont rejoint le million de personnes déplacées par le conflit. « Pour apaiser le Kasaï, il faudra une nouvelle évangélisation », dit l’abbé Thomas.

Marginalisés depuis l’indépendance, les Kasaïens possédaient déjà bien peu d’infrastructures. Les violences ont tout emporté, y compris l’Eglise, pourtant influente et respectée en RDC. « Nous avons tout fait pour préserver la paix, mais nous avons été accusés d’être pro-Kabila par les uns, opposants par les autres », explique le prêtre. Reposant sur un puissant réseau local mais mise en péril par l’essor des églises évangélistes, l’institution catholique est restée au cœur de la politique congolaise. Au point de jouer, comme sous Mobutu dans les années 1990, un rôle de médiateur entre le pouvoir et l’opposition après la fin officielle du mandat de Kabila, en décembre 2016.

Le 31 décembre 2016, à Kinshasa, les évêques ont peut-être su que leurs efforts se retourneraient contre eux. Selon l’accord conclu sous leurs auspices, le mandat de Kabila devait se prolonger d’un an, « mais tout le monde savait que ce calendrier n’était pas tenable », se souvient un diplomate africain. Et en effet, le 5 novembre, la Commission électorale nationale indépendante (CENI) a annoncé que l’élection présidentielle se tiendrait finalement le 23 décembre 2018.

L’attente du départ de Kabila a laissé naître une guerre fratricide entre populations de Kamonia. Les Luba, minoritaires, ont été chassés par des Pende et des Tchokwe armés par des politiciens de Tshikapa. Ceux-ci avaient déjà été renforcés par la division de l’ancienne province du Kasaï-Occidental, en 2015. La réforme avait considérablement affaibli l’influence des responsables politiques de Kananga, en majorité luba. Aux luttes politiques s’est ajoutée la prédation économique. Des notables pende et tchokwe contrôlent désormais des mines de diamants autrefois tenues par des Luba. « Certains chantiers sont sous contrôle armé », s’inquiète un représentant de la société civile.

Plus qu’une centaine de paroissiens

Qui, parmi ceux qui attendent les élections ou ceux qui n’en veulent pas, a attaqué les églises du Kasaï ? « Par expérience, on sait que des innocents sont tués en RDC, dit un prêtre réfugié à Tshikapa, qui souhaite rester anonyme. Mais on a vu des vrais et des faux miliciens de Kamwina Nsapu : les vrais ne s’attaquent pas à la population. Ils veulent d’abord le départ de Kabila. »

Une enquête du Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l’homme, basée sur les témoignages de réfugiés en Angola, a recensé des violations contre 282 personnes à Kamonia, dont une majorité de femmes et d’enfants. D’après ce rapport, les violences ont été commises par des militaires et des combattants tchokwe appelés « Bana-Mura » – l’autre nom, à Kinshasa, de la garde présidentielle.

L’abbé Thomas est revenu dans sa paroisse au mois d’août. Il en est vite reparti. Pas seulement parce que tout a été volé, même son étole. « Ce fut une épuration, affirme-t-il. Un mouvement de xénophobie envers les “non-originaires”. » Son nom luba, dit-il, le met en danger. « Pourquoi êtes-vous revenu ? », a dit un paroissien en l’apercevant. Après avoir dénoncé les exactions des Bana-Mura, le prêtre a reçu une lettre de menaces.

Thomas Kimuanga a aussi obtenu sa carte d’électeur. A défaut de voter, cela lui permet de franchir plus facilement les quatre barrages qui coupent les 75 km de piste entre Tshikapa et Kamonia. Les militaires exigent 500 francs (moins d’un euro). Mais comme eux, le serviteur de Dieu n’a pas été payé depuis des lustres.

L’abbé Thomas a vu que la vie avait changé à Kamonia. Les prix ont doublé, on revend des groupes électrogènes volés, le panier de quête est vide et la messe ne réunit plus qu’une centaine de personnes. Les autres paroissiens sont morts, réfugiés ou simplement disparus. Le 25 novembre, leur curé a passé ses dix ans de prêtrise. Il aurait aimé une fête.

Sommaire de la série « Kasaï, après la crise »

Présentation de la série : Kasaï, après la crise

Le 12 août 2016, l’élimination d’un chef traditionnel opposé au président Joseph Kabila, dans le centre de la République démocratique du Congo (RDC), dégénérait en une vague de violences. Alors qu’un semblant de calme est revenu dans la région, Le Monde rend compte de ce désastre humanitaire.