Editorial du « Monde ». C’est une purge sans fin dans laquelle s’est lancé le président turc, Recep Tayyip Erdogan. Depuis le coup d’Etat raté de juillet 2016, quelque 140 000 fonctionnaires avaient déjà été limogés et 44 000 jetés en prison. Mais cela n’a manifestement pas apaisé la vindicte du pouvoir, comme en témoigne le nouveau décret, publié le 24 décembre, annonçant la mise à pied de 2 756 fonctionnaires supplémentaires, dont 637 militaires et 105 universitaires.

Cette tentative de putsch menée par un petit millier d’hommes, une cinquantaine de blindés et autant d’avions fut « un don de Dieu », selon les propres mots de M. Erdogan : elle lui a offert l’occasion de s’assurer une mainmise encore plus implacable sur l’Etat et d’écraser toute opposition au nom de la « lutte contre le terrorisme ».

Et, comme si les limogeages massifs de personnels des administrations publiques ne suffisaient pas, le gouvernement s’apprête à faire adopter un projet de loi assurant l’immunité aux civils engagés contre les putschistes. Sans craindre de favoriser le sentiment d’impunité des partisans du chef de l’Etat ni d’aggraver le climat de peur qui règne en Turquie. L’ancien président Abdullah Gül, cofondateur avec M. Erdogan de l’AKP, le mouvement islamiste au pouvoir, s’en est ému publiquement malgré son habituelle prudence.

Isolement diplomatique

Il est vrai que la répression menée par Recep Tayyip Erdogan n’épargne personne. Elle a d’abord visé ses anciens alliés de la puissante confrérie islamiste fondée par Fethullah Gülen, imam septuagénaire réfugié en Pennsylvanie, aux Etats-Unis. Ensuite ont été systématiquement ciblés les militants kurdes et leur parti, dont les deux coprésidents et une dizaine de députés sont incarcérés. Enfin l’opposition de gauche et les « kémalistes », héritiers des valeurs de la République laïque fondée par Mustapha Kemal, n’ont pas été épargnés, comme le démontre l’acharnement du pouvoir contre le quotidien Cumhuriyet, mais aussi contre des intellectuels libéraux, les ONG, ou des figures de la société civile, comme le mécène Osman Kavala.

La répression sans fin menée par le président turc masque mal, pourtant, la faiblesse réelle de son pouvoir. Jamais la Turquie n’a été aussi isolée diplomatiquement, malgré son rapprochement avec Vladimir Poutine. Pilier du flanc sud-est de l’OTAN depuis plus d’un demi-siècle, Ankara a des relations de plus en plus tendues avec l’Alliance et plus encore avec les Etats-Unis. Quant aux négociations d’adhésion à l’Union européenne, elles sont plus que jamais au point mort, même si chacun en entretient la fiction – la Turquie pour rassurer les investisseurs, et l’Europe pour ne pas froisser un pays qui héberge près de 3 millions de réfugiés.

Certes, en quinze ans, Recep Tayyip Erdogan et son parti ont remporté toutes les élections, notamment grâce à une politique économique qui a multiplié par trois le revenu par habitant. Mais les fractures creusées délibérément par le pouvoir entre croyants et laïcs, entre Turcs et Kurdes, entre sunnites et alévis (proches du chiisme) inquiètent une partie croissante de la société. La très courte victoire du référendum organisé en avril pour renforcer encore les pouvoirs présidentiels l’a démontré : les grandes villes comme Istanbul ou Ankara, longtemps fiefs de l’AKP, ont voté largement contre. La Turquie de demain ne se reconnaît plus en Erdogan. Ce dernier l’a parfaitement compris. D’où son inquiétude et sa volonté d’imposer sa poigne de plus en plus autoritaire.