Au 34C3, à Leipzig. / Martin Untersinger / Le Monde

« J’ai lu des choses qui m’ont perturbée et déçue. » Après une heure d’un érudit exposé de la censure et de la surveillance à l’œuvre sur l’Internet iranien, la chercheuse Mahsa Alimardani change abruptement de sujet. Sur l’écran d’une salle du 34e Chaos Communication Congress (34C3) vient d’apparaître l’héroïne du film iranien A Girl Walks Home Alone At Night, une femme vampire s’attaquant aux hommes dangereux. Tout sauf un hasard : Mme Alimardani s’apprête à évoquer publiquement ce qui agite les coulisses du 34C3 depuis plusieurs jours.

Des participants à cette grand-messe de la contre-culture numérique qui se déroule sur quatre jours à Leipzig ont en effet accusé sur les réseaux sociaux ses organisateurs d’avoir autorisé la participation d’individus accusés d’agressions, dans certains cas sexuelles ; et plus généralement de ne pas avoir suffisamment fait pour lutter contre ce type de comportement. Comme tant d’autres pans de la société dans le monde entier, le milieu hackeur est confronté à la vague de dénonciation et de prise de conscience des problématiques de violences à l’encontre des femmes. Et son principal rassemblement, le Chaos Communication Congress, n’a pas fait pas exception.

De nombreux témoignages

Dans une série de messages postés sur Twitter, et abondamment relayés par de nombreux membres de la communauté hackeur, un participant au congrès, Thomas Covenant, est le premier, à la veille du début du 34C3, à en accuser les organisateurs.

« Le type qui m’a violemment agressé l’année dernière a été autorisé à venir cette année. (…) J’ai appelé la police, je suis allé aux urgences (…), j’ai porté plainte. Le CCC l’a quand même admis parce qu’“on ne sait pas vraiment ce qu’il s’est passé”, même après que je leur ai fourni des documents officiels. »

Dans un long billet de blog, la développeuse de Tor Isis Lovecruft lui emboîte le pas et détaille ses accusations, visant notamment un participant accusé de viol qui doit donner deux conférences dans le cadre du congrès. Sur Twitter, elle affirme que ces organisateurs ont « protégé des violeurs et des harceleurs, facilité leurs actes [et] fait taire les discussions visant au progrès, à la sécurité et à l’inclusivité. Les violeurs sont présents et bienvenus au 34C3 ».

En plein congrès, une des personnes ayant accusé de viol, en 2016, l’activiste Jacob Appelbaum, une des figures du milieu hackeur, poste à son tour un billet de blog, cette fois sous sa véritable identité. Chelsea Komlo écrit :

« Aujourd’hui, l’environnement qui a rendu mon viol possible il y a deux ans n’a pas changé et prospère. Jusqu’ici, le CCC et d’autres organisations ont abrité délibérément des agresseurs. (…) Dans le passé, le CCC a refusé de voir les abus et a même mis sur la touche ceux qui ont dénoncé la situation. En procédant de la sorte, le CCC refuse activement de protéger sa communauté. »

Mise en cause des organisateurs du CCC

Publiquement – sur les réseaux sociaux – et en privé – dans les travées du congrès –, de nombreux participants ou membres proches de cette communauté ont dénoncé ce qu’ils perçoivent comme un attentisme intolérable des organisateurs vis-à-vis des comportements problématiques. Des bénévoles ont même cessé leur contribution à la suite des accusations formulées sur les réseaux sociaux. C’est le cas de l’équipe chargée de la cartographie du congrès. « Au vu des nouvelles récentes concernant la manière dont le 34C3 a traité des victimes d’abus et accueilli le responsable, ainsi que le fait que certains agresseurs aient le droit à la scène, nous ne pouvons pas continuer notre travail », a écrit sur Twitter la petite équipe.

« Ce n’est pas correct que certains ne se sentent pas en sécurité. J’en ai personnellement fait l’expérience. J’espère que, dans le futur, nous ferons mieux », a lancé Mme Alimardani sous les applaudissements et les vivats de la salle. « C’est assez. (…) Il est temps qu’une nouvelle génération prenne les choses en main », a par exemple jugé Jilian C. York, une des cadres de l’ONG américaine Electronic Frontier Foundation, une organisation incontournable de ce milieu.

Même si une discussion informelle a fait son apparition, tardivement, au programme du congrès, beaucoup ont remarqué l’absence de rendez-vous consacré aux questions de harcèlement, alors que le monde entier est agité par les remous de #Metoo et que ces derniers mois le milieu hackeur a été confronté à des cas de harcèlement, voire de viol. L’année dernière, Jacob Applebaum, figure du milieu, a été accusé par plusieurs personnes de viol et d’agression sexuelle. Il avait été forcé à la démission du projet Tor – l’équipe qui développe le logiciel d’anonymat anticensure, une référence du secteur –, dont il était un contributeur majeur. Plus récemment, Morgan Marquis-Boire, autre personnalité très en vue, avait fait l’objet d’accusations graves, lesquelles avaient entraîné son départ de plusieurs projets et organisations dans lesquelles il était impliqué. Ce n’est pas non plus la première fois que le congrès lui-même est confronté à ces problèmes : en 2012, il a été le théâtre de plusieurs incidents sexistes documentés.

Sollicité par Le Monde, un porte-parole du Chaos Computer Club ne souhaite pas évoquer les détails des accusations, par respect pour la vie privée des victimes comme des accusés. Il préfère pointer vers les nombreux mécanismes mis en place au sein du congrès pour parer à toute forme de violence, notamment l’Awareness Team chargée de régler tout problème entre participants, y compris « en cas d’intimidation, de harcèlement sexuel ou de toute forme de discrimination ».

Evolution du milieu hackeur sur la question du sexisme

Sous bien des aspects et depuis des années, le congrès et, plus largement, la communauté des hackeurs tentent de prendre en compte les problématiques de sexisme et de discrimination. Plusieurs participants – en privé et plus rarement en public – ont ainsi tenu à rappeler que ces deux cercles étaient plus bienveillants à leur endroit que le reste de la société, sans compter que le congrès, une occasion quasi unique pour ces activistes éparpillés dans le monde entier de se réunir, leur était très précieux. Les reproches visaient ainsi moins la communauté dans son ensemble que les organisateurs de la conférence, jugés incapables d’en écarter les membres dangereux. Ainsi Thomas Covenant de saluer « les nombreux groupes qui m’ont été ouverts, des compagnons geeks vérifiant si j’allais bien, plusieurs groupes Signal [une application de discussion sécurisée] qui se sont mis en place si j’avais besoin d’aide » ou encore « les gens que je connaissais m’ont promis de m’avertir si le type qui m’a attaqué était vu à proximité ».

Par ailleurs, les hackeurs, particulièrement ceux qui se rendent au congrès, se sont toujours perçus comme une avant-garde éclairée, d’un point de vue technologique aussi bien que social. Cet idéal, la prise de conscience mondiale au sujet du harcèlement mais aussi la féminisation récente de cette communauté, rend la violence sexuelle dans ce milieu encore plus intolérable pour un nombre croissant de ses membres. D’autres, de plus en plus minoritaires, ont peut-être du mal à concevoir que leur groupe, qu’ils perçoivent en lutte contre les structures de pouvoir traditionnelles, puisse souffrir des mêmes travers sexistes que le reste de la société.

Au-delà du cas du 34C3, certains observateurs voient le milieu hackeur évoluer dans le bon sens. Ainsi la journaliste américaine Sarah Jeong, qui a longuement enquêté sur ces questions, voyait dans la rapidité avec laquelle Morgan Marquis-Boire avait été écarté de cette communauté à la suite des accusations le visant « le signe le plus prometteur que le moment post-Weinstein n’est pas juste un moment ». Autrement dit, si les hackeurs, dont la culture « valorise l’outrepassement non consenti des limites », ont réussi à identifier et écarter de leurs rangs une personnalité toxique, tous les pans de la société seront, à terme, capables de le faire.