LES CHOIX DE LA MATINALE

Cette semaine, le cinéma nous transporte bien au-delà des contingences matérielles, dans une quête existentielle qui se joue du réel.

GULLIVER PAR TEMPS D’APOCALYPSE : « Downsizing », d’Alexander Payne

DOWNSIZING Bande Annonce VOST ★ Matt Damon, Kristen Wiig, SF (2018)
Durée : 02:42

Ce n’est peut-être pas une bonne idée que de commencer cette incitation à aller voir Downsizing en s’interrogeant sur les raisons de l’échec commercial du film aux Etats-Unis. Mais on peut penser que les raisons de cette désaffection constituent les qualités mêmes de ce film hors du commun. Les méandres imprévisibles du parcours de Paul Safranek (Matt Damon), son pauvre héros, le font passer non seulement du Nebraska à la Norvège, mais encore de la satire de la vie banlieusarde à l’anticipation apocalyptique. La forme asymétrique, sinon de guingois, de cet édifice a une raison d’être : la résurrection du conte philosophique (plutôt du côté de Swift que de Voltaire) sous forme de spectacle cinématographique. Safranek vit dans notre monde, celui qui voit venir sa fin, combinaison de surpopulation et d’épuisement des ressources. Avec son épouse Audrey (Kristen Wiig), il vit, heureusement, dans le Nebraska, Etat de faible densité démographique.

Mais, comme nous l’a appris un long prologue burlesque, une équipe de chercheurs norvégiens a mis au point un processus qui permet de miniaturiser les êtres vivants – un humain passera ainsi de 1,80 m à 12 cm, afin de diminuer la pression sur les ressources naturelles. Les Safranek y voient la possibilité de vivre enfin dans une de ces demeures à colonnades en matériaux bon marché surnommées « McMansions ». Ils décident de sauter le pas. Mais le plan tourne à l’aigre. Très progressivement, sans jamais renoncer à un seul des gags que la logique du récit autorise, Alexander Payne et son coscénariste, Jim Taylor, placent leur héros devant une série de choix, l’obligeant à trancher entre la conformité à la norme (fût-elle aussi nouvelle que la technique de miniaturisation) et sa qualité d’être humain. T. S.

Film américain d’Alexander Payne, avec Matt Damon, Christoph Waltz, Hong Chau, Kristen Wiig (2 h 15).

DIAMANT NOIR : « Belinda », de Marie Dumora

BELINDA | BANDE ANNONCE VF (2018)
Durée : 01:41

Voici vingt ans que Marie Dumora tourne à l’Est, entre Alsace et Lorraine. On ne connaît pas très bien son œuvre, qui tourne plus souvent dans les festivals qu’elle n’est distribuée en salles. C’est dommage, se dit-on, en découvrant le dernier en date, Belinda. Sacré morceau que ce brin de fille, fille d’une famille yéniche sédentarisée, qui se jette tête la première dans le mur de la vie pour y trouver quelque chose qui s’apparenterait, denrée plutôt rare pour elle, au bonheur. Déjà filmée à plusieurs reprises par la réalisatrice, qui avait consacré un film à sa sœur Sabrina (Je voudrais aimer personne, sorti en salles en 2008), Belinda apparaît dans le film qui porte son nom à trois âges. 9, 15 et 23 ans.

Admirable est ce film, ainsi fait que les informations y sont dispendieuses, les commentaires absents, la narration erratique, écartelée entre l’attente filandreuse du quotidien et les méchants coups de Trafalgar du destin. On ne sait pas très bien, au demeurant, comment le qualifier, dans quel cadre le ranger. Documentaire si l’on veut, mais plus sûrement essai climatique, geste d’accompagnement et d’amour. Belinda se rattache à ce titre à une famille de films épidermiques, tournés à l’arraché autour d’enfants et d’adolescents forcés à conquérir seuls leur place dans le monde. J. M.

Film français de Marie Dumora (1 h 47)

UNE AUSSI LONGUE ABSENCE : « Seule sur une plage la nuit », de Hong Sang-soo

Bande annonce SEULE SUR LA PLAGE LA NUIT, de Hong Sangsoo
Durée : 01:45

Il en va désormais des films d’Hong Sang-soo comme des saisons : ils se succèdent, déposant dans nos cœurs des qualités particulières qui s’éteignent et renaissent avec eux. Seule sur la plage la nuit se laisse ranger parmi ses contes d’hiver (comme, par exemple, Matins calmes à Séoul, 2011), transi par le froid et l’humidité, baignant dans des demi-jours et des pénombres fuligineuses, moucheté par ces phylactères de vapeur fugaces qui s’échappent des conversations en extérieur. Présenté à la Berlinale, en février 2017, dont l’interprète principale, Kim Min-hee, est revenue avec un prix d’interprétation, il s’inscrit dans une veine récente des films tournés avec cette actrice (Le Jour d’après, La Caméra de Claire), nouvelle muse du réalisateur venue à ce cinéma de la valse-hésitation amoureuse, comme pour y instaurer un nouveau point de vue. Celui d’une jeune femme bafouée et rejetée pour l’occasion dans une parenthèse de son existence, mais soutenue par sa lucidité et son intelligence sensible.

Elle joue ici le rôle de Yeong-hui, une actrice en vacances, d’abord à Hambourg, aux côtés d’une amie, puis de retour en Corée du Sud, à Gangneung, la petite ville côtière de son enfance. Cette goguette, rythmée par les promenades, les rencontres, les discussions, les repas, les retrouvailles, cache en vérité une douleur enfouie. Yeong-hui attend quelqu’un, un amant, qui s’obstine à ne pas la rejoindre et dont l’absence s’étend autour d’elle comme un trou noir. Dans les détours et les trébuchements des échanges se laisse deviner un arrière-plan plus grave : un vent de scandale et d’adultère qui entoure la jeune femme esseulée et jette le discrédit sur sa relation agonisante. Son congé se révèle peu à peu pour ce qu’il est : une fuite, un exil, une relégation dont sourdent la solitude et l’opprobre. M. M.

Film sud-coréen d’Hong Sang-soo. Avec Kim Min-hee, Seo Young-hwa, Kwon Hae-hyo (1 h 41).

MÉDITATION DANS LE BOUDOIR : « Que le diable nous emporte », de Jean-Claude Brisseau

QUE LE DIABLE NOUS EMPORTE Bande Annonce VF (2018)
Durée : 01:55

Héroïne bataillenne, Suzie (Isabelle Prim) collectionne dans son téléphone portable des vidéos érotiques la mettant en scène dans des rencontres sexuelles furtives dans des lieux publics, avec des inconnus. La perte du précieux objet la conduit chez Camille, qui l’a retrouvé dans un train. Interprétée par Fabienne Babe, Camille vit recluse dans un appartement cossu avec Clara, la propriétaire, où rien ne peut l’atteindre. Ni sa famille, qui l’a brisée quand elle était enfant, ni la perversion des hommes, dont elle porte les stigmates dans sa chair et dans son âme, ni les exigences aliénantes de la vie économique…

Une bouteille de champagne pour rompre la glace et la voilà qui entreprend Suzie sur ses vidéos, et lui fait découvrir en retour les étonnants photomontages qui recouvrent les murs de sa chambre : des corps nus de femmes, emboîtés l’un dans l’autre dans diverses positions, qui se détachent sur fond d’éther étoilé. Gonflant le principe en 3D, Brisseau filme l’étreinte de ses actrices de la même manière, inventant une érotique cosmique à la fois ahurissante et sublime, version numérique des trucages de Méliès où le kitsch des décors est comme transsubstantialisé par la légèreté et la grâce des corps en lévitation. En ouvrant ainsi une brèche fantastique dans la peau du réel, l’extase de Camille et Suzie, bientôt rejointes par Clara, traduit la dialectique à l’œuvre dans le film entre les contingences matérielles et la dimension spirituelle de l’existence. I. R.

Film français de Jean-Claude Brisseau. Avec Fabienne Babe, Isabelle Prim, Anna Sigalevitch (1 h 37).