Juste avant les fêtes, le gendarme américain des télécoms a aboli des règles garantissant la neutralité du Net, ce principe qui veut que les données circulant sur Internet ne peuvent pas être discriminées pour des raisons commerciales.

En Europe, le principe est ancré dans la loi, mais son application est loin d’être parfaite. Entretien avec Thomas Lohninger, le directeur exécutif d’Epicenter. Works, une ONG autrichienne de défense des libertés numériques et un des meilleurs experts européens de la question, au lendemain de l’annonce par le président de l’Assemblée nationale de sa volonté d’inscrire ce principe dans la Constitution.

Comment jugez-vous la volonté du président de l’Assemblée nationale d’intégrer la neutralité du Net dans la loi ?

Je suis agréablement surpris par cette initiative. J’espère que cela aboutira. Ce serait une sage décision, à la fois d’un point de vue économique comme social.

Pensez-vous que cela puisse donner des idées à d’autres pays européens ?

Si cette initiative est couronnée de succès, cela se pourrait. Vous avez Donald Trump d’un côté, qui retire la neutralité du Net, et de l’autre vous auriez Emmanuel Macron prenant le contre-pied. Cela mettrait la France sous un jour très favorable.

Est-ce les règles européennes sur la neutralité du Net ont rendu l’Internet européen neutre ?

Malheureusement non. L’industrie télécoms s’est adaptée aux nouvelles règles et cherche à voir jusqu’où elle peut aller en matière d’offres commerciales [enfreignant la neutralité du Net]. Très peu de pays ont fait interdire des offres, et certaines sont encore devant les tribunaux. Les pénalités en cas d’infraction varient beaucoup selon les pays, entre 10 % du chiffre d’affaires… et 250 euros !

Quels sont les autres problèmes en matière de neutralité de l’Internet européen ?

Le principal problème, c’est le « zero rating » [une offre commerciale qui ne décompte pas d’un forfait limité les données d’un certain type d’usage comme la musique]. Ces offres existent dans 85 % des pays, et seulement onze pays ont lancé un examen de ces offres. Aucune n’a, jusqu’à présent, été jugée illégale. Cela pose la question de savoir si les règles de neutralité fonctionnent vraiment en Europe. Les autorités nationales ont chacune peur d’être la première à prendre une décision à ce sujet.

Un autre sujet qui m’inquiète est celui des services spécialisés [qui permettent de favoriser certains flux comme la télévision par Internet, donc une dérogation à la neutralité]. Le garde-fou c’est que les fournisseurs d’accès à Internet ne peuvent pas dégrader leurs autres services. Mais pour le savoir, il faut connaître la taille des tuyaux, or très peu de régulateurs surveillent le réseau, et les autres sont complètement aveugles. Je pense que les FAI vont se servir de l’arrivée de la 5G pour plaider pour des nouveaux services spécialisés. Les autorités sont sensibles à cet argument et j’ai peur que les FAI obtiennent ce qu’ils cherchent.

Si on constate que son fournisseur d’accès à Internet ralentit certains sites ou applications, que peut-on faire ?

La meilleure chose à faire est de se rendre sur RespectMyNet, une plate-forme réalisée par plusieurs ONG européennes. Une fois que nous avons reçu une plainte, nous pouvons en discuter avec son auteur et soumettre la question aux autorités. Le problème c’est que nous n’avons pas de logiciel de mesure de la neutralité du Net. Le régulateur européen a commencé un long processus de création d’un tel logiciel, capable à la fois de mesurer la vitesse et de détecter une éventuelle priorisation des contenus. Il faut que ce logiciel soit transparent, que son code soit libre. Il faut aussi que les résultats soient en open data, pour ne pas que la mesure soit dans les mains des seules autorités. Pour les FAI, savoir que leurs pratiques contraires à neutralité du Net se traduisent par des données, c’est avoir une épée de Damoclès au-dessus de leur tête.

Quel impact aura en Europe la décision américaine de mettre fin à la neutralité du Net ?

L’impact direct concerne les entreprises européennes qui veulent atteindre les internautes américains et qui pourront être confrontées à du ralentissement, à un péage… L’industrie télécoms peut aussi s’en servir pour montrer que la neutralité du Net n’est pas soutenable dans la durée.

Dans tout ce débat, un point n’est pas suffisamment abordé : celui de la vie privée. Si se développent des offres de « zero rating », sur la vidéo par exemple, cela signifie qu’en cas d’erreur sur la facture, il faudra se pencher sur le détail précis de l’activité de l’internaute. Soudainement, l’activité précise de l’internaute va devenir une donnée de facturation, obligeant à stocker encore davantage de données personnelles. Ce serait une énorme violation de la vie privée.

Qu’est-ce que la neutralité du Net ?
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