Chronique. Costume, cravate et chapeau de feutre, le commissaire Marius Kouamé ne craint pas la chaleur. D’ailleurs, dans ses locaux, les malfrats se retrouvent menottés à des radiateurs, histoire de cracher plus rapidement leurs aveux sous la pression du mercure. Nous sommes à Abidjan, au cœur des quartiers « chauds bouillants » si chers à la très créative Marguerite Abouet. L’auteur internationalement connue de Aya de Yopougon (six tomes, 17 traductions et une adaptation cinématographique) et de la petite Akissi, a choisi cette fois le genre du polar pour nous conter d’une nouvelle manière sa Côte d’Ivoire et ce pays d’enfance qui l’anime et la pousse à créer.

Kouamé écume la ville en tous sens et nous entraîne, tambour battant, à la recherche des auteurs d’un assassinat. L’affaire est d’autant plus grave que la victime est un haut magistrat très connu et prénommé… Compliqué. Kouamé marche à grands pas pressés, soucieux de n’omettre aucun détail et d’examiner chaque pièce à conviction avec acuité, malgré l’épaisseur de ses verres de lunettes. A la base de son crâne dégarni, ses cheveux grisonnants en disent long sur son expérience de vieux grigou de la police criminelle de la ville. Ils en disent long aussi sur son appartenance à la vieille école, celle des époques passées où l’on coffrait les criminels sans un regard pour les billets tendus dans l’espoir d’arranger les choses en graissant quelques pattes. Avec Kouamé, pas moyen de moyenner. Flanqué d’un chauffeur et garde du corps blanc en outre collectionneur de petites voitures et intimidateur en chef, le commissaire joue les justiciers incorruptibles.

Au passage, Marguerite Abouet se replonge dans l’âge d’or du pays qu’elle a laissé derrière elle lorsqu’elle en est partie, à l’âge de 12 ans. Ces « Dix Glorieuses » ivoiriennes où le président Houphouët-Boigny élevait des gratte-ciel dans sa capitale, faisait bâtir une basilique gigantesque, tourner des barrages hydroélectriques, et donnait à sa population l’accès gratuit à la santé et à l’école.

La nostalgie, moteur créatif

Ces années sont restées dans la mémoire de l’auteure, gravées en lettres d’or et magnifiées par le temps et la distance. D’ailleurs elle ne s’en défend pas et avoue avec simplicité : « Je crois que je suis une grande nostalgique. Je pense que nous le sommes tous, du moins la plupart des Ivoiriens qui ont connu cette époque et nous aimerions qu’il y ait toujours des Aya féministes et volontaires, des commissaires Kouamé qui aient le sens de la droiture et du travail bien fait… Nous aimerions revivre l’époque bénie d’avant les conflits et les événements douloureux, même si elle n’était pas sans défauts et même si, depuis, la Côte d’Ivoire a surmonté la guerre et en est à une autre étape aujourd’hui. »

Mais dans ce nouvel opus, Marguerite Abouet aborde aussi, comme elle aime à le faire, les problématiques actuelles. Si les codes du polar sont bien là, servis par le trait joyeusement déjanté de l’illustrateur Donatien Mary, on n’en profite pas moins pour évoquer ces questions sur lesquelles la société ivoirienne est amenée à se pencher peu à peu ces dernières années. Le cadavre de Compliqué n’a-t-il pas été retrouvé dans une maison close du quartier Mon-mari-m’a-laissée ?

Prostitution, homosexualité, marginalité mais aussi solitude des femmes, fracture entre jeunesse et caciques au pouvoir… Autant de pistes ouvertes sous les apparences d’un polar loufoque et d’enquêteurs burlesques. Derrière ce rire léger, Marguerite Abouet propose ainsi un deuxième niveau de discours qu’un lecteur attentif retrouvera dans l’ensemble de son travail non seulement d’auteur de bandes dessinées, mais aussi de scénariste de séries télévisées. Une manière subtile de nous inviter à réfléchir à notre tour, car nous l’avons compris, avec elle, la BD s’adresse tout autant aux adultes qu’aux enfants.

Commissaire Kouamé, tome I : Un si joli jardin, de Marguerite Abouet et Donatien Mary (Gallimard).