La statue de Toussaint Louverture à Allada, au Bénin. / Pierre Lepidi

Les lumières du restaurant de Catherine disparaissent dans la nuit au fur et à mesure que nous avançons sur l’ancienne route des esclaves au Bénin. Cette femme au grand cœur, chez qui nous avons dormi après deux jours de marche, s’est levée bien avant l’aube pour préparer des omelettes roulées dans du pain afin que nous ne repartions pas le ventre vide.

Avec Hubert, mon guide, nous suivons une large piste en latérite qui trace vers le sud puis oblique vers l’est. Les orages qui ont éclaté dans la nuit ont assoupli le sol, mais des nuées de mouches et de moustiques tournoient autour de nous. De larges flaques d’eau nous obligent à des détours dans les plantations d’ananas et de sorgho qui bordent le chemin.

Dans cette touffeur tropicale, la route des esclaves emprunte un sentier d’herbes hautes. Hubert presse le pas « à cause des nombreux reptiles qu’il y a par ici ». Vers 10 heures, nous faisons une pause sous l’ombre d’un manguier. Il y a des canards, des poussins et surtout un coq qui bat frénétiquement des ailes au milieu de poules indifférentes. J’essore mon tee-shirt : mélange de sueur et de poussière.

Après une vingtaine de minutes, nous rejoignons la ville d’Hinvi, où nous allons devoir suivre sur une dizaine de kilomètres la route nationale 2 qui va d’Abomey à Cotonou. A l’embranchement, j’aperçois un énorme porc roux en train de fouiller dans un tas d’ordures.

Sur la route goudronnée, le trafic est dense et les véhicules circulent vite, à près de 80 km/h. Si l’espérance de vie d’un piéton sur une autoroute française est de vingt minutes, de combien est-elle sur une route béninoise dont la bande d’arrêt d’urgence est empruntée par des dizaines de motos ?

Saoulés par le bruit, nous faisons un arrêt au bar La Colombe, à Attogon, au bout d’une quarantaine de minutes. Les serveuses jouent des coudes pour nous servir. Chancelle, 19 ans, apporte les bouteilles de Kuwabo, une eau légèrement citronnée, et de Coca. Elle s’allonge ensuite sur un canapé en cuir. « Vous venez vraiment d’Abomey en marchant ? demande t-elle en se retournant pour que ses copines entendent. Moi, j’ai grandi à Ouidah… Je sais que la route de l’esclavage passait juste devant ce bar. Avant, il y avait des signes sur certains arbres. Mon oncle m’a dit que c’étaient des traces laissées par les esclaves. » La forêt a aujourd’hui laissé la place à des restaurants, des bars, des coiffeurs et cette RN 2 que nous devons suivre encore pendant une heure.

Des liens culturels, linguistiques et spirituels

Allada, enfin. Nous atteignons avec soulagement l’ancienne capitale d’un royaume fon qui, jusqu’au XVIIIe siècle et sa défaite contre le royaume voisin du Dahomey, était l’un des plus puissants, l’un des plus riches de la région. Cette ville a aussi vu naître un prince du nom de Gahou Deguénon, dont le fils, Toussaint Louverture (1743-1803), est le héros de l’indépendance de Haïti arrachée à la France en 1804. Ici comme ailleurs en Afrique, Haïti est une fierté : c’est la première République noire libre de l’histoire.

A deux pas de la statue de Toussaint Louverture, descendant d’esclaves et acteur majeur des mouvements anticolonialiste et abolitionniste, Hubert et moi reprenons des forces. Entre Haïti et l’Afrique de l’Ouest, il existe des liens très forts, qu’ils soient culturels, linguistiques ou spirituels. La quasi-totalité des Haïtiens sont des descendants d’esclaves principalement venus du Nigeria, du Bénin ou du Togo. Dans les Caraïbes, le pays est même vu comme un prolongement de l’Afrique. Sa terre est considérée comme la fille aînée du continent.

Entre le Bénin et Haïti, les relations sont aussi nouées par des forces invisibles, les esprits des morts. A Port-au-Prince, à Jérémie ou à Jacmel, Allada est un perçue comme une ville sainte, comme l’affirme un chant célèbre du vaudou haïtien écrit en hommage à Toussaint Louverture : « Frère, nous sommes tous frères, Allada le dit. Allada, sauve-nous de l’ennemi. Nous sommes tous frères, Allada notre lumière. »

Lors d’un concert à Allada il y a quelques mois, Erol Josué, célèbre chanteur haïtien, danseur et prêtre vaudou, a pu constater que le public béninois connaissait les refrains de certaines chansons traditionnelles de son pays. Celles-ci seraient en réalité nées à Allada il y a deux ou trois siècles et auraient ensuite traversé l’Atlantique et les générations.

« Je pars me battre contre Boko Haram »

Après le carrefour qui mène à Cotonou, nous prenons la direction de Ouidah. Cap au sud, toujours. Nous marchons encore trois kilomètres et arrivons en milieu d’après-midi à l’Auberge de la marmite d’or, où l’accueil est chaleureux et les chambres agréables. C’est la fin de cette troisième étape d’environ 25 kilomètres.

Alors que je suspends du linge dans la cour intérieure de l’auberge, j’entends jouer une fanfare. « On se croirait au cœur d’une banda pendant les fêtes de Bayonne », me dis-je en quittant l’auberge. Il y a une centaine de personnes, de nombreux militaires en uniforme. Je croise un gradé :

« On dirait qu’une sacrée fête se prépare par ici !

– Pas vraiment monsieur, nous sommes venus pour un enterrement.

– Ah…

– Un de nos soldats a perdu sa maman. Elle était très âgée et, du coup, la fanfare est venue. C’est comme ça au Bénin, c’est festif ! Parfois il y a même plusieurs fanfares. J’en ai déjà vu cinq pour un enterrement… On se retrouve à ton auberge pour boire une bière ? »

Alors que je m’apprête à repartir, le cercueil est amené dans un corbillard blanc au milieu des sourires et de la fanfare qui joue Le Petit Bonhomme en mousse. Sur les portières du véhicule, le nom de la société de pompes funèbres est écrit en lettres rouges : Mission accomplie.

Le militaire Bienvenu Houngbo, qui me rejoint au bar de l’auberge, est officier. Il a été formé en Belgique et en France. Dans le cadre d’une mission onusienne, il a été envoyé à Kidal, au Mali, et s’apprête à partir au Tchad « pour [se] battre contre Boko Haram ». « Si tu as le temps, passe nous voir à la caserne. Nous sommes près d’Abomey. Prends mon numéro… », dit-il en reposant sa Flag.

Pour le dîner, nous commandons de l’akassa, du maïs plongé dans de l’eau jusqu’à ce qu’il forme une pâte, avec du poulet. Hubert et moi terminons ensuite la bouteille de « liquide », le surnom donné au vin de palme. La nuit est tombée, nous refaisons le monde.

Sommaire de notre série Une semaine à pied sur les traces des esclaves du Dahomey

D’Abomey à Ouidah, notre reporter a emprunté la route suivie en 1860 par Cudjo Lewis, le dernier esclave de la traite négrière vers les Etats-Unis.