Koussai Ben Fradj, 21 ans, étudiant en philosophie à l’Université de Tunis, est l’un des porte-paroles de la campagne Fech Nestanaw (Qu’est-ce qu’on attend ?), à l’origine des récentes mobilisations sociales contre la vie chère. Sept ans après la révolution du 14 janvier 2011, un anniversaire que la Tunisie vient de célébrer dans un climat de morosité, il explique les raisons de la grogne sociale qui agite périodiquement le pays depuis la fuite de l’ex-président Ben Ali.

Le 3 janvier, vous avez lancé la campagne Fech Nestanaw contre la cherté de la vie, trente-quatre ans après les émeutes du pain de janvier 1984. Est-ce une coïncidence ?

Koussai Ben Fradj Non, ce n’est pas une coïncidence. Nous avons choisi cette date éminemment symbolique dans l’histoire des luttes du peuple tunisien pour dire : « Espérons que les Tunisiens ne passent pas toute leur existence à protester pendant les mois de janvier successifs contre l’augmentation des prix et la détérioration de leurs conditions de vie. Et que d’autres victimes des générations futures ne tomberont pas pour cette cause. » Déjà, une personne est décédée à Tebourba [le 8 janvier] et des dizaines d’arrestations ont été enregistrées parmi les membres de notre groupe.

Les manifestations ont couvert presque toute la Tunisie. Pourquoi votre campagne a-t-elle eu une telle ampleur ?

Première raison : la crédibilité des initiateurs de la campagne. Des jeunes de sensibilité de gauche, pour la plupart actifs dans le milieu universitaire et la société civile, dont plusieurs figures des campagnes Manich Msamah, contre la loi sur la réconciliation économique, et Hassibehom, contre la répression policière. Ensuite, la campagne s’est propagée à la faveur de la crise économique et sociale aiguë qui imprègne le pays depuis sept ans. Au lendemain de la révolution de 2011, nous avons tous cru pouvoir passer à un modèle de développement économique plus équitable. Après sept ans d’attente, nous nous sommes rendu compte qu’il n’y avait même pas l’intention ni de changer les choix économiques qui ont fait éclater la révolution, ni de mettre en place un Etat fondé sur le progrès social.

Et même les promesses tenues pendant les campagnes électorales d’engager des mesures favorables aux couches défavorisées, aux régions marginalisées, aux jeunes et aux diplômés chômeurs sont restées lettre morte. On se rappelle quand, pendant la campagne présidentielle de 2014, Béji Caïd Essebsi [l’actuel président], en déplacement dans un quartier populaire situé dans la ceinture de Tunis, avait pleuré à chaudes larmes en écoutant une femme se plaindre de ne pas avoir mangé de viande depuis plusieurs mois. Allez voir cette même femme : elle doit être beaucoup plus sous-alimentée aujourd’hui qu’il y a quatre ans.

Comment expliquez-vous que les médias tunisiens se focalisent davantage sur les actes de vandalisme que sur les revendications de votre groupe ?

Bien avant ces derniers événements, des partis de l’opposition avaient dénoncé l’allégeance au pouvoir de la télévision publique. Ce n’est donc pas étonnant qu’on diabolise notre mouvement et qu’on exclue les membres de notre campagne des plateaux télévisés. Seuls les communiqués du ministère de l’intérieur sur les actes de pillage – actes que nous dénonçons car notre campagne est éminemment citoyenne et pacifiste – informent le public sur l’évolution des événements. Nous sommes loin d’une télévision de service public susceptible d’offrir aux Tunisiens une information équilibrée, eux qui continuent pourtant à payer leur redevance. Nous avons de sérieux soupçons par rapport à ces casseurs : selon beaucoup de nos sources, ils seraient payés par les pouvoirs publics pour commettre de tels actes afin de porter préjudice à notre mouvement. Au fond, à cause des médias, les pillages nocturnes ont nui beaucoup plus à notre campagne qu’au pouvoir.

Quelles sont vos revendications ?

Nous appelons à l’abrogation de la loi de finances 2018, qui a entraîné l’augmentation vertigineuse des prix de plusieurs produits de consommation courante et va conduire, à notre avis, à l’aggravation de la fracture sociale en Tunisie et à la précarisation des couches populaires. Nous demandons aussi des comptes à tous ces lobbies des ancien et nouveau régimes qui, adossés à un système qui favorise la corruption, ont pillé l’Etat, ses banques et ses richesses. Nous exigeons enfin que soit mise en place la justice fiscale maintes fois promise. Ce gouvernement est responsable de la dépréciation du dinar, une des causes de la hausse des prix. Jusqu’à quand les moins nantis vont-ils continuer à payer tous seuls le prix de politiques économiques ayant démontré depuis bien longtemps leurs limites ? Jusqu’à quand le peuple subira-t-il la pression fiscale accrue d’un gouvernement inefficace ?

Cet article est d’abord paru sur le site JusticeInfo.net