Le 14 janvier 2018, à Tunis, pendant les célébrations de l’anniversaire de la révolution de 2011, des travailleurs manifestent leur mécontentement contre la loi de finances 2018. / ANIS MILI/AFP

Zied Ladhari est le ministre tunisien du développement, de l’investissement et de la coopération internationale et secrétaire général du parti Ennahda (islamiste), membre de la coalition au pouvoir.

De passage à Paris, il livre son analyse de la contestation sociale qui a secoué la Tunisie ces dernières semaines.

La Tunisie a été le théâtre de manifestations et de plusieurs centaines d’arrestations. Le gouvernement a annoncé des mesures pour les familles les plus défavorisées. Pensez-vous que cela suffise pour répondre à la colère ?

Zied Ladhari Nous devons prendre au sérieux les attentes des gens, mais il ne faut pas non plus exagérer la portée de quelques événements. On a vu deux choses différentes : des protestations pacifiques, qui sont restées très limitées, et des actes de délinquance. La Tunisie, en pays démocratique, a protégé ceux qui voulaient manifester pacifiquement et sanctionné ceux qui ont transgressé la loi.

Notre pays a réussi sa transition politique : les élections municipales qui se tiendront cette année en seront un nouveau jalon. Dans le même temps, il y a de vrais défis économiques et sociaux, qui sont antérieurs à la révolution. A savoir un essoufflement du modèle de développement auquel se sont ajoutées des difficultés conjoncturelles : la transition, un contexte régional turbulent, trois attaques terroristes majeures en 2015. Ces facteurs exogènes ont empêché un redémarrage de l’économie au rythme souhaité. La grande majorité des Tunisiens sont compréhensifs. Certaines forces politiques – principalement l’extrême gauche du Front populaire – ont essayé de tirer profit du vote de la loi de finances 2018, mais il n’y a pas vraiment eu de répondant. De son côté, le gouvernement poursuit son programme de réformes structurelles et son accompagnement des plus vulnérables. Les mesures récemment annoncées vont dans ce sens. Mais soyons clairs : sans une politique économique volontariste pour stimuler la croissance et la création d’emplois, toute action sociale sera limitée dans ses effets.

Donc vous n’amenderez pas la loi de finances 2018 qui a déclenché la protestation ?

Ce n’est pas prévu. Nous venons d’adopter cette loi. Pour la première fois, elle fixe l’objectif de limiter le déficit budgétaire de l’Etat à moins de 5 % et son endettement à 70 %. Hypocritement, certaines forces politiques l’ont votée et appellent maintenant à manifester contre elle. Les mesures prises sont raisonnables : augmenter d’un point la TVA, ce n’est pas ça qui va affecter le pouvoir d’achat des gens, par contre, pour le budget de l’Etat, c’est important.

La situation est difficile mais pas aussi catastrophique que certains veulent bien le dire. L’année 2017 a même signé une reprise économique : nous avons retrouvé le même nombre de touristes qu’en 2010, doublé le taux de croissance par rapport à la moyenne des six dernières années, et connu une croissance inédite des exportations. Il faut consolider cela, rétablir les équilibres macroéconomiques. Cela passera forcément par des sacrifices de la part de la population et par des réformes douloureuses, car le pays a vécu au-dessus de ses moyens. Le gouvernement est décidé à les faire. C’est dans l’intérêt de la Tunisie.

Vous avez été élu député dès 2011 puis réélu en 2014. Les revendications sociales ne datent pas d’hier. Les attentes sociales n’ont pas été prises en compte depuis des années. Pourquoi la classe politique n’a-t-elle pas réussi à proposer un véritable modèle de développement ?

Cela relève du structurel et prend beaucoup de temps. La Tunisie ne peut pas régler tous les problèmes à la fois. Quand vous subissez trois attentats en une année (2015), vous ne pouvez pas vous attendre à des miracles économiques.

Il n’y a pas eu d’erreurs ?

La situation est particulièrement difficile. Des erreurs ont été commises évidemment mais, même sans cela, la situation n’aurait pas été rose. Pour lutter contre les disparités régionales, le pays a par exemple mis l’accent sur les infrastructures et pas assez sur l’investissement productif. Il faut créer des usines, des entreprises, développer le secteur privé. Les gens attendent du travail, des opportunités économiques.

Vous parlez de sacrifices supplémentaires pour les Tunisiens. Pensez-vous qu’ils puissent réellement en consentir davantage ?

Quand vous n’avez pas les moyens pour financer un certain nombre de dépenses, il faut faire des sacrifices. Je ne vois pas d’autre alternative. Mais il faut que ces sacrifices soient répartis de manière équitable.

En Tunisie, l’anniversaire de la révolution marqué par des manifestations
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Depuis 2014, la Tunisie est gouvernée par une coalition réunissant votre parti (Ennahda) et son principal adversaire, Nidaa Tounès. Certains observateurs estiment que ce fonctionnement est en partie responsable de la difficulté à avancer sur les questions économiques. Quel bilan tirez-vous de votre participation à cette coalition avec Nidaa Tounès ?

Les Tunisiens ont choisi après 2011 un modèle non majoritaire. On ne veut pas d’un parti hégémonique gouvernant seul. Aucune formation n’est d’ailleurs en capacité de le faire et même si elle le pouvait, ce ne serait pas souhaitable. Il est dans l’intérêt du pays que les principales forces politiques gouvernent ensemble, comme une grande coalition à l’allemande. Ce n’est pas toujours compris par les électeurs, mais c’est nécessaire. Le consensus implique de la lenteur mais au moins ses résultats sont pérennes. C’est le consensus qui a sauvé la Tunisie par rapport aux dérives qu’ont connues d’autres pays arabes.

A l’approche des élections municipales, les dirigeants de Nidaa Tounès multiplient les déclarations sur le fait que vous n’êtes plus alliés mais concurrents.

On n’a jamais cessé de l’être. Nous partageons un socle de valeurs inscrit dans la Constitution, mais nous n’avons pas fusionné, ni gommé nos différences. Nous avons simplement trouvé un terrain d’entente car nous pensons que c’est dans l’intérêt du pays. Il n’y a pas encore assez de consensus sur le terrain économique et social. Mais si nous y sommes arrivés sur le plan politique, pourquoi n’y arriverait-on pas sur le plan économique ?

Vous n’avez pas d’inquiétude quant à l’évolution de la situation sociale en Tunisie ?

Il n’y a pas eu de mouvements sociaux massifs comme certains l’espéraient. Il y a des attentes qui nous préoccupent et sur lesquelles nous travaillons mais qui ne peuvent être traitées du jour au lendemain. Et l’Etat ne peut pas tout. Il faut réformer l’Etat, rétablir les équilibres, stimuler une croissance qui soit inclusive et équitable. Ensuite il y aura débat sur comment répartir les fruits de la croissance. Pour le moment, s’il n’y a pas de fruits, il n’y a rien à partager.

En novembre 2016, la conférence internationale Tunisia 2020 avait permis de réunir 34 milliards de dinars en soutien au pays. Où en est-on de ces promesses ?

Quelque 19 milliards de dinars ont été concrétisés à travers des accords, qui sont allés principalement aux infrastructures, et 15 milliards de dinars sont toujours en discussion. Maintenant nous avons besoin d’un appui pour l’investissement. C’est ce que nous attendons de nos partenaires. La France a appuyé la transition politique en Tunisie, soutenu les investissements dans les infrastructures. Nous avons maintenant besoin que les investissements français en Tunisie soient boostés, notamment à travers de grands groupes qui pourraient servir de locomotives dans les régions.

Le président de la République, Béji Caïd Essebsi, a déclaré que la couverture des médias étrangers, relatant la contestation sociale de ces dernières semaines, nuisait à la Tunisie. Partagez-vous cet avis ?

Il n’y a pas eu de manifestations monstres en Tunisie. Je ne pense pas que le président a voulu stigmatiser la presse étrangère, mais plutôt montrer qu’il existait parfois une vision décalée. De la même façon, certaines publications parlent de dérive autoritaire. Pour avoir personnellement connu et vécu ce qu’est un régime autoritaire, je peux vous dire que ça n’a rien à voir. Le pays est pacifié, les forces politiques règlent leurs différends dans les institutions.