Au bord de l’Allier, à Vichy, où Ali aime se promener, le 11 septembre 2017. / SANDRA MEHL POUR LE MONDE

« Bonjour Ali ! » « Salut camarade ! », répond Ali à chaque poignée de mains. Dans les locaux du Secours catholique de Vichy, les bénévoles se saluent avant de s’activer. Il est 13 h 30 et bientôt les bénéficiaires passeront la grande porte bleue de l’association pour venir acheter des vêtements, des jouets ou de la vaisselle. Tout doit être prêt pour les accueillir en cette période de fêtes.

Depuis cinq mois, Ali, Soudanais de 30 ans, fait du bénévolat dans l’association créée en 1946 par l’abbé Jean Rodhain. Au Secours catholique, il aide et se sent utile. « C’est très important d’avoir des bénévoles jeunes et arabophones », confirme Jacques Dhaussy, 70 ans, bénévole à l’accueil de l’association.

Ici, Ali observe cette partie de la société française qui est invisible :

« La France est un pays riche, je n’imaginais pas qu’il puisse y avoir autant de gens en difficulté. En venant ici chaque semaine, j’observe un petit bout de la société française, j’analyse les relations entre les gens, je me sociabilise et je perfectionne mon français. »

Ali est arrivé en France en 2015, par les mêmes routes migratoires que des milliers de ses compatriotes. La Libye, la Méditerranée, l’Italie puis la France. A Paris, il squatte quelques mois le lycée Jean-Quarré, avec des centaines de Soudanais, avant d’être transféré dans le centre d’orientation de Varennes-sur-Allier. Depuis 2016 et l’obtention de son statut de réfugié, il vit dans un studio du centre-ville de Vichy et tente de se construire un chez-soi.

« Au Soudan, j’avais des problèmes politiques avec le régime d’Al-Bachir. Il y a eu plusieurs événements qui ont mis ma vie en danger. J’ai tout laissé pour sauver ma peau. L’histoire est longue, triste et tragique. Maintenant je suis à Vichy et je poursuis mon chemin. »

Ali se rend plusieurs fois par semaine au Secours catholique de Vichy pour trier des vêtements et réparer les objets vendus à la boutique solidaire au profit des plus démunis. Ici le 22 septembre 2017. / SANDRA MEHL POUR LE MONDE

Assis sur son canapé rouge, chez lui, une tasse de café à la main, Ali replonge dans ses souvenirs. Il parle de l’université, de ses engagements politiques et associatifs, de son master en sociologie et du poste d’assistant professeur à l’université de Khartoum qu’il occupait avant de fuir son pays. Ali est un intellectuel. Sur une petite commode trône un exemplaire de La Misère du monde, un ouvrage sociologique réalisé sous la direction de Pierre Bourdieu.

Il raconte son quotidien, les cours de français, les matchs de foot avec l’équipe de réfugiés de Vichy dont il est l’entraîneur. Il parle de ses lectures, des textes de Victor Hugo et de la Révolution française. Il évoque les difficultés qu’il a pu rencontrer avec l’administration et analyse les lourdeurs bureautiques en citant le sociologue allemand Max Weber.

« J’avais des idées communistes »

Ali souligne à plusieurs reprises son attachement à la notion de séparation de l’Eglise et de l’Etat, « car le système politique en place aujourd’hui au Soudan gouverne depuis vingt-neuf ans au nom de la religion, ment au nom de la religion, tue au nom de la religion ». Soudain, sa voix s’enroue et ses mains s’agrippent. Ali raconte les terribles interrogatoires des services de renseignement soudanais. La torture.

« J’avais des idées communistes… A l’université, je parlais librement devant les étudiants. En 2010, j’avais aussi dénoncé des fraudes dans un bureau de vote où j’étais observateur. J’étais dans le collimateur. »

Un jour, alors qu’il rend visite à sa famille dans sa région natale d’Um Rawaba, qui connaît des troubles, Ali est arrêté à un barrage et accusé de faire partie des forces d’opposition qui déstabilisent la région. Un procès expéditif devant un tribunal militaire le condamne à mort. Ali est réveillé en pleine nuit, embarqué par des militaires qui le poussent dans une voiture : direction le peloton d’exécution.

« On a roulé, roulé, quand soudain les militaires se sont mis à parler d’une embuscade sur la route. Ils ont commencé à accélérer, on roulait très vite. Tout à coup, il y a eu des tirs et on a percuté un obstacle. C’était un arbre sur le bas-côté. Le choc a été tellement violent que j’en ai eu la jambe fracturée, mais j’ai réussi à m’extirper du véhicule et à m’échapper. J’ai pu ramper jusqu’à un cours d’eau, j’ai traversé à la nage et je me suis évanoui. »

Quand il reprend connaissance, un paysan de la région est en train de le soigner. L’homme lui jure qu’il n’a rien à craindre, qu’il ne lui posera aucune question et lui demande s’il souhaite appeler un membre de sa famille.

« J’ai décidé de contacter un oncle car je craignais que mes proches soient sur écoute. Mon oncle m’a dit que je devais partir au plus vite en Libye. Il m’a assuré une somme d’argent importante et il a contacté un passeur. Je ne peux pas décrire la tristesse dans laquelle j’étais. Je pensais à ma mère, j’imaginais la peine que je lui causais. Mais je n’avais pas le choix si je voulais vivre. Alors je suis parti avec un conducteur à la frontière libyenne. »

Ali tient un journal intime où il consigne des réflexions sur son pays d’origine, le Soudan, et sur sa vie en France. Ici dans son appartement à Vichy, le 11 septembre 2017. / SANDRA MEHL POUR LE MONDE

De son passé, il ne lui reste que des souvenirs et une douleur à la jambe qui ne veut pas finir. Alors c’est derrière une petite table d’écriture qu’il soigne ses blessures psychiques.

« J’écris tous les jours, j’y trouve de la sérénité, je n’ai rien de mieux dans cette vie que l’écriture. »

Ses rêves ? Pouvoir retourner un jour au Soudan et valider une thèse de sociologie. Pour Ali, « la vie n’est pas un paradis mais un long militantisme ».

Interprète : Adel Al-Kordi