Kentin Mahé, à Zagreb, le 20 janvier. / Darko Bandic / AP

Chronique. On a connu des maillots de cycliste et de Ligue 2 de football moins disgracieux. L’équipe de France de handball dispute actuellement le championnat d’Europe dans une tenue qui ne comporte pas moins de six sponsors sur neuf emplacements (cinq sur le maillot, quatre sur le short). Le handball détient un record en la matière, mais le basket (deux sponsors maillots) ou le volley (un) ne sont pas en reste.

Et le rugby va à son tour franchir le Rubicon en 2018, avec le contrat signé entre la société Altrad et la Fédération française de rugby, contrat qui a conduit le comité d’éthique et de déontologie du rugby français à recommander la mise en place de « garde-fous » à propos du maillot du XV de France. Ces 35 millions versés entre 2018 et 2023 incluent le sponsoring du maillot des Bleus pour environ 2,2 millions par an. Le XV de France était la dernière équipe des Six Nations à résister, celles de l’hémisphère sud ayant aussi franchi le pas.

Exception footballistique

Le paradoxe est qu’en football, sport le plus marchandisé de tous, le maillot des équipes nationales constitue un peu la dernière frontière, la FIFA interdisant son sponsoring. Vraisemblablement moins pour défendre des valeurs que pour préserver celle de ses contrats avec ses propres partenaires. Les fédérations nationales se consolent avec la manne des équipementiers (50,5 millions d’euros annuels pour la Fédération française de football, de 2018 à 2026).

Il n’est toutefois pas acquis que le football fera indéfiniment exception. Quand la Fédération française de football (FFF) affirmait en 2012 qu’elle voulait « respecter le maillot de la sélection en tant qu’emblème national et ne pas en faire un espace commercial », elle soulignait en creux qu’il s’agissait d’un des ultimes espaces exempts de commercialisation.

Les digues ont en effet cédé les unes après les autres, depuis l’autorisation des sponsors pour les clubs à la fin des années 60. Longtemps, ils durent se présenter avec des maillots vierges en lors des coupes d’Europe. Longtemps, le FC Barcelone fit le choix de ne pas vendre le sien…

Conquête de l’espace

A mesure que le marché du sponsoring s’est développé, les marques ont proliféré : sur toutes les parties de la tenue, accessoires compris, autour des terrains et dessus, dans les vestiaires, les zones mixtes, les salles de conférence, sur les arbitres, sur les écrans. Tout est à vendre, depuis le plus petit logo sur une chaussette jusqu’au stade lui-même. Aucune surface, aucun espace ne doit rester vierge.

Regarder une retransmission sportive, c’est laisser s’imprimer sur la rétine des dizaines de logos à des centaines de reprises. Cette saturation de l’image ne semble pourtant pas saturer le spectateur, mais aller de pair avec une totale banalisation. L’introduction de panneaux publicitaires lumineux au bord des aires de jeu n’a ainsi suscité aucune réaction, alors que leur objectif est de parasiter délibérément le spectacle – fût-ce avec les pires effets stroboscopiques.

Passé ce stade de pollution visuelle, le spectateur peut probablement tout tolérer, y compris des marques sur les maillots des équipes nationales. D’autant que cette conquête de l’espace publicitaire s’impose avec l’idée d’une obligation : celle d’accepter tous les revenus possibles, en excluant tout scrupule.

Pour la bonne cause

Il faut surtout remarquer de terribles contradictions dans l’usage des symboles. Une équipe de France est censée incarner la nation et les valeurs qui s’y rattachent, lui conférant un caractère sacré. Aussi scrute-t-on les lèvres des internationaux pour voir s’ils chantent La Marseillaise, aussi estime-t-on que le maillot bleu – transposition du drapeau national – exige une totale exemplarité de la part de ceux qui le portent.

En revanche, sans contradiction apparente, ce saint-suaire peut être vendu comme un espace publicitaire, et sa valeur symbolique convertie en valeur financière. Les esprits y sont manifestement prêts dans une époque qui tolère, par exemple, que des monuments parisiens – églises ou tombeaux comme la colonne de Juillet – soient recouverts de publicités géantes.

« J’assume de mettre un fleuron industriel français sur le maillot [de l’équipe de France] pour développer notre sport », a déclaré Bernard Laporte. Il n’invoque pas que le patriotisme économique : les sommes encaissées le seront pour la bonne cause et affectées au rugby amateur. La morale est sauve, même si on ne peut s’empêcher de penser que céder le maillot de l’équipe de France contre 2,2 millions d’euros par an, ce n’est pas vendre son âme très cher.

Par Jérôme Latta, rédacteur en chef des « Cahiers du football »