L’avis du « Monde » – à voir

C’est une splendide sentence connue des cinéphiles : « Quiconque n’a jamais vu un film de Mizoguchi, que l’on ne va passer qu’une seule fois, et ne sacrifie pas cette projection à un bon repas, n’aimera jamais ­Mizoguchi. » Cette formule, on la doit à Jean Douchet, sans que l’on puisse affirmer l’avoir vraiment entendue de sa bouche. C’est désormais chose faite grâce au ­documentaire de Fabien Hagege, Guillaume Namur et Vincent Hasseer, les réalisateurs de Jean Douchet, l’enfant agité. Le portrait d’un homme aujourd’hui âgé de 89 ans que leurs auteurs nous présentent ainsi : « Critique qui a peu écrit, cinéaste sans film, professeur qui ne fait pas cours, père sans ­enfants. »

La passion pour le cinéma n’est rien d’autre qu’une passion pour la vie

Critique, historien, professeur, réalisateur, acteur : on connaît d’abord ce touche-à-tout pour avoir élevé au rang d’art la critique orale à travers les innombrables ciné-clubs qu’il a animés. C’est d’ailleurs dans l’un d’eux que les trois camarades de lycée d’Enghien-les-Bains (Val-d’Oise) découvrent, il y a une dizaine d’années, cet homme captivé et captivant, à qui aujourd’hui ils consacrent un film. Loin de la ­caricature d’une cinéphilie morbide qui se réfugie dans les salles de cinéma pour mieux oublier la vie, on doit à Jean Douchet d’avoir mis en actes l’idée que la passion pour le cinéma n’est rien d’autre qu’une passion pour la vie.

C’est ce que rappelle le critique et historien Joël Magny (mort en 2017) dans l’introduction à son livre d’entretiens avec Jean ­Douchet (L’Homme cinéma, éditions Ecritures, 2013) : « La question que s’est longtemps posée François Truffaut : “Le cinéma est-il plus important que la vie ?”, semble n’avoir jamais effleuré Jean Douchet. » Cette opposition entre l’art et la vie, le passeur la prend pour ce qu’elle est, un cliché inopérant qui ne le taraude pas outre mesure. D’ailleurs, peu de choses semblent pouvoir troubler cette tranquillité mâtinée de bonhomie qui le caractérise. Il sillonne encore la France et le monde pour parler de cinéma avec un appétit intact et sans une once de lassitude.

« Le Socrate du cinéma »

Après avoir côtoyé les jeunes-turcs de la Nouvelle Vague au sein de la rédaction des Cahiers du ­cinéma, Jean Douchet rencontre sa vocation dans les années 1960, avec la grande époque des ciné-clubs qui « renaissent à la Libération [et] dont relèvent également le TNP de Jean Vilar, les Jeunesses musicales de France ou le Livre de poche », comme l’écrit Joël Magny. Dans de très belles images d’archives, on peut ainsi voir celui qu’on surnomme « le Socrate du cinéma » animer un débat après une projection de Citizen Kane (1941), d’Orson Welles : l’homme, très doux dans sa façon d’expliquer un mouvement de caméra ou une révolution cinématographique, semble laisser son savoir à disposition des auditeurs qui se trouvent libres de repartir avec.

Cinquante ans après, l’énergie est la même dans la grande salle ­Henri-Langlois de La Cinémathèque française, souvent pleine à craquer lors des séances de ciné-club qui portent son nom. La discussion est informelle, le savoir jamais docte, et tout le monde peut haïr ou adorer à voix haute sans se sentir jugé. L’utopie démocratique du ciné-club est ­encore vivace, c’est celle d’une éducation populaire s’appuyant sur une émotion partagée et sur la convivialité inhérente à la salle de cinéma : le besoin de se réunir, d’échanger. Le cinéma devient une matière commune qui ­permet de se quereller joyeusement avec un inconnu à qui on pensait n’avoir rien à dire.

Sagesse subversive

On pourrait reprocher aux auteurs du documentaire de ne pas suffisamment s’attarder sur ce qu’est la « pensée Douchet », si ce n’est par le souvenir qu’en ­gardent ses anciens étudiants. Par moments, l’intimité que le trio a nouée avec le personnage oblitère le travail documentaire. Mais ce défaut de pédagogie peut s’expliquer par la dimension quasi immatérielle de l’œuvre de Jean Douchet. Si bien que filmer l’œuvre, c’est filmer l’homme : se promener, dîner et boire avec lui, se réchauffer auprès de sa seule présence. Dès lors, le cinéma devient presque secondaire, pris dans un souffle vital qui l’englobe et le dépasse.

Si les questions qu’on lui pose peuvent parfois sembler impudiques, les réponses sont d’une sagesse subversive. Ce sont celles d’un homme qui rejette l’amour et la conjugalité car, en grand renoirien, Douchet a repoussé toute sa vie le concept de propriété pour lui en préférer un autre. « Plus ça va, plus je suis persuadé que l’univers est mouvement. Tout est perpétuel mouvement, perpétuelle création, perpétuels renouvellement et destruction. Et ça, c’est la vie. Il faut accepter la vie et refuser l’attachement. » Une conception qui lui sert aussi à définir l’art comme « ce qui développe la capacité à entrer dans le mouvement ». Pour Jean Douchet, ce mouvement vital est tout à la fois un absolu esthétique et une morale de grand vivant.

Jean Douchet, l'enfant agité : bande-annonce
Durée : 01:34

Documentaire français de Fabien Hagege, Guillaume Namur, Vincent Haasser (1 h 25). Sur le Web : carlottavod.com/jean-douchet-l-enfant-agite