Deux ans, déjà, que Chantal Akerman est morte, et voici qu’un bel essai la fait revivre. Signé Jérôme Momcilovic, critique de cinéma attaché à la revue Chronic’art qui avait fait sensation en 2016 avec Prodiges d’Arnold Schwarzenegger (éditions Capricci, également), le texte rend splendidement hommage à cette figure de proue de la modernité dont l’œuvre protéiforme et mutante a tant compté pour tant de cinéphiles, et dont le destin tragique – elle s’est suicidée à 65 ans, à peine quelques mois après la mort de sa mère – a tant bouleversé.

Comment passe-t-on d’un bodybuilder autrichien superstar à Hollywood et gouverneur de Californie à une cinéaste belge hantée par la mémoire des camps et les cauchemars d’une mère qui en est revenue mais n’en a jamais parlé, et dont les héros s’appelaient Jean-Luc Godard, Charlie Chaplin et Michael Snow ? Y aurait-il quelque chose qui les réunisse ?

Chantal Akerman en douze films

Spectateur amoureux

Aussi concis et resserré que Prodiges… était profus et ouvert sur à peu près tout (du cinéma à la philosophie, de la cybernétique à la politique), Dieu se reposa, mais pas nous n’en procède pas moins d’un même élan de spectateur amoureux, qui trouve son moteur dans ce que l’on pourrait appeler la magie du cinéma. A la « puissance d’apparition » de Schwarzenegger répond la « morale du temps » de Chantal Akerman, « qui guide le montage et le cadre » et aboutit à donner au spectateur « le sentiment fort et reconnaissant d’exister face à l’image ».

C’est le « miracle » Jeanne Dielman, 23 quai du Commerce, 1080 Bruxelles (1976), chef-d’œuvre qui nous immerge plus de trois heures durant dans le spectacle de Delphine Seyrig enchaînant les tâches ménagères, où le temps est comme une offrande faite au spectateur. Une pure intensité dont le poids ne se fait jamais sentir et qui, en reconfigurant la hiérarchie du visible, arrache au quotidien le plus banal une vérité bouleversante, explosive, révolutionnaire.

« Un nouveau pays à habiter »

« Le septième jour, Dieu se reposa mais pas nous. » Dans le monde en ruine que nous a laissé la seconde guerre mondiale, la cinéaste a cherché avec ses films, écrit Momcilovic, à recommencer le monde – à inventer, avec l’image, « un nouveau pays à habiter ». Travail de titan s’il en est, qu’elle trouvait la force d’accomplir en puisant dans ses racines. Cette allégorie avec laquelle, en ourlant son œuvre et sa vie dans un beau mouvement fluide et éclairant, l’auteur réaffirme le lien viscéral du cinéma de Chantal Akerman à sa mère, et plus généralement à la tradition juive, est le fil rouge de ce livre.

Dans son sillage, il entraîne de passionnants développements sur l’interdit de l’image dans l’Ancien Testament – et la manière dont la cinéaste, en choisissant de le braver, n’en a pas moins trouvé une manière de composer avec lui –, sur la dimension burlesque de son cinéma, sur l’horizon spectral vers lequel il tendait, et elle a fini par s’abîmer. Jusqu’à littéralement s’y dissoudre.

« Chantal Akerman. Dieu se reposa, mais pas nous », de Jérôme Momcilovic, Ed. Capricci. 98 p., 8,95 €.