Le restaurant de De Ceuvel a été installé sur le site d’un chantier naval. / De Ceuvel

A priori, l’endroit n’a rien de séduisant. Docks déserts, entrepôts abandonnés, terrains vagues sablonneux… Le quartier de Buiksloterham, dans la partie nord d’Amsterdam, a connu ses heures de gloire au milieu du XXe siècle, lorsqu’il abritait des usines et des hangars de construction d’avions et des chantiers navals. Déserté depuis une vingtaine d’années, il renaît aujourd’hui de ses cendres, et est devenu, en l’espace de cinq ans, l’un des lieux les plus en vue de la métropole hollandaise.

S’agit-il là d’une énième histoire de gentrification d’un ex-quartier industriel, colonisé par des jeunes et des familles en quête d’espace et de logements moins chers ? Certainement, mais pas seulement. Les habitants ont fait de cette zone un laboratoire urbain où ils testent de nouvelles manières de construire leur logement, de consommer ou de partager des ressources. Une sorte de village écologique et technologique, face de la gare centrale d’Amsterdam, qui veut inventer une nouvelle manière de vivre, très décentralisée, qui s’affranchit des grandes infrastructures municipales d’eau ou d’énergie et prône le retour à l’ultralocal.

Pour prendre le pouls de Buiksloterham, direction son quartier général : De Ceuvel, un village pour start-up et de travailleurs indépendants installés depuis trois ans dans un ancien chantier naval. Là, une douzaine de péniches remontées sur la terre ferme ont été transformées en bureaux ou en espaces de coworking, « où l’on essaie d’appliquer, à tous les niveaux, les principes de l’économie circulaire [le recyclage, la récupération des ressources et l’autoproduction écologique] », explique Chandra van der Bande, l’un des fondateurs du site, consultant dans une agence spécialisée en numérique et développement durable.

De Ceuvel, une communauté d’entrepreneurs à Amsterdam. / Martijn van Wijk - de Ceuvel

Production d’énergie et « joliette »

Et cela commence par l’énergie. De Ceuvel produit son électricité verte grâce à ses panneaux solaires installés sur les toits. Un système de batteries stocke le trop-plein, et des écrans permettent d’observer en temps réel l’énergie produite et consommée dans chaque « bateau ». Objectif : limiter le recours, le plus possible, au réseau électrique central.

De Ceuvel est aussi en train de créer un réseau local d’énergie à l’échelle du quartier, adossé à une monnaie virtuelle, la « joliette », sécurisée par une blockchain. Pour Chandra van der Bande, qui accueille régulièrement des visiteurs de Corée, du Japon, d’Espagne, de Taïwan :

« L’idée, c’est de permettre à tous les habitants d’échanger, vendre ou acheter l’énergie qu’ils produisent. La monnaie a aussi vocation à être utilisée entre les habitants du quartier, pour échanger des biens ou des services. »

Car le site de De Ceuvel est ouvert au public, à la manière d’un démonstrateur de la ville durable. Pour accueillir les visiteurs, un « hôtel écologique » a ouvert dans quatre péniches amarrées à un quai. Un marché bio s’y tient toutes les semaines, un restaurant végétarien tout en bois où est servi une cuisine réalisée « à base des produits issus de circuits courts ». Les fourneaux tournent au biogaz créé par un méthaniseur qui « exploite les déchets des toilettes ». Une serre a été aménagée sur les toits, avec potager et « des cultures en aquaponie », c’est-à-dire utilisant les déchets des poissons comme engrais naturel.

Des plantes ont été disséminées sur tout le site pour dépolluer les sols de ses éléments toxiques, selon les préceptes de la phytoremédiation. Pour que le site fonctionne normalement, les membres de De Ceuvel – une cinquantaine de personnes – ont mis en place « un service communautaire » afin que chaque membre « donne un peu de son temps pour des travaux manuels, pour animer une formation, aider lors d’un festival ou créer une œuvre d’art ».

Un premier projet immobilier abandonné

Si elle en est presque caricaturale, cette petite communauté, pionnière de cette ex-zone malfamée d’Amsterdam, n’est pas la seule à s’y être installée. D’autres ont suivi. Pour comprendre, il faut revenir en arrière. Tout a commencé avec la crise de 2008, qui touche brutalement le secteur de l’immobilier néerlandais. Les grands projets des promoteurs immobiliers imaginés pour Buiksloterham sont stoppés en cours de route, laissant des constructions abandonnées.

Des maisons autoconstruites par les résidents.

C’est alors que des résidents d’Amsterdam – architectes, ingénieurs, activistes de l’environnement – se rassemblent. Ils décident de prendre en main le développement de cette zone, et d’en faire un quartier régi par les principes de l’économie circulaire, avec des maisons ou des petits immeubles en autoconstruction. La mairie, propriétaire des terrains, soutient le projet. Leurs réunions débouchent en mars 2015 sur le manifeste « Buiksloterham circulaire », signé par une vingtaine de parties prenantes.

Dans ce document figurent les préceptes qui guident la construction du quartier : le recyclage, l’autoproduction d’énergie, l’objectif zéro déchet, les infrastructures zéro émission, l’implication des habitants à tous les niveaux de décision, la mixité des usages des bâtiments (habitations et bureaux), l’utilisation du numérique pour fédérer la communauté…

Le développement du quartier connaît une poussée d’accélération en 2015. Cet automne-là, une centaine de personnes posent leur tente ou leur caravane pendant trois semaines dans une zone sablonneuse du quartier, afin d’obtenir des lots de terrains appartenant à la ville, et y bâtir leur propre maison, selon leurs principes.

Ainsi, Buiksloterham devient une référence internationale en matière de développement urbain dit « résilient » – avec un système de financement moins sensible aux aléas de la finance internationale. « Ce sont des vrais gens qui fabriquent des maisons avec du véritable argent, avec l’aide de leur famille ou d’entrepreneurs locaux », constate l’architecte et chercheur en urbanisme Matthijs Bouw, qui note que ces modèles d’aménagement par les futurs utilisateurs présentent d’autres avantages par rapport aux projets pilotés par des promoteurs : plus grande diversité des usages, qualité des infrastructures supérieures, plans plus flexibles.

« L’implication plus grande des gens qui vont vivre dans le quartier donne naissance, de manière logique à des quartiers plus aimés. »

Comprendre le fonctionnement d’une ville

Frank Alsema, qui travaille dans le milieu du numérique et se définit comme le « curateur urbain » de Buiksloterham, ne dit pas le contraire : « Notre ambition, avec ce quartier, c’est de pirater la ville, dans le sens où nous voulons qu’il appartienne vraiment aux habitants. L’idée, c’est que nous puissions avoir une maîtrise et une influence sur nos infrastructures d’eau, d’électricité, de mobilité ou de récupération des déchets. Que nous puissions, entre voisins, échanger des biens ou des services, partager une voiture, construire nos maisons. »

Les outils numériques y contribuent. Les groupes What’s App thématiques cimentent la communauté. « On en a un consacré aux techniques de constructions écologiques », illustre M. Alsema. Des chercheurs du projet de recherche Buiksloterham Hackable City testent aussi sur les habitants des jeux pour comprendre le fonctionnement d’une ville, un système de monitoring de l’environnement.

Frank Alsema, devant le chantier de sa maison. / Frank Alsema

Frank Alsema a fait partie des chanceux qui ont pu racheter un terrain à la mairie suite à « l’opération camping » de 2015. Pour 180 000 euros, il a acquis une parcelle de deux cents mètres carrés, où il termine la construction une maison de trois étages, pour un coût de 800 000 euros. Celle-ci a été presque entièrement construite à partir de matériaux en partie recyclés.

« J’ai fait du reverse design : la construction de la maison s’est adaptée à ce que j’avais récupéré. L’escalier a été trouvé sur Internet et racheté à un concessionnaire automobile. Les tuiles de la façade viennent du toit d’une église, les grilles ont été récupérées dans un hôpital », raconte le propriétaire, fier de montrer son potager sur le toit, ses panneaux solaires, sa pompe à chaleur, la serre qui accueillera bientôt de la marijuana, qu’il mettra en vente pour un usage médical.

« Générer un complément de revenu »

Rien n’est laissé au hasard : le dispositif de récupération de la pluie pour les plantes, le double système d’évacuation des eaux usées, le bac pour le compost, la douche dotée d’un échangeur solaire pour récupérer la chaleur de l’eau ruisselante… Une aile indépendante a été aménagée afin de louer des chambres meublées « à des expatriés », afin « de permettre à la maison de générer un complément de revenu », explique Frank Alsema, qui souhaite aussi organiser, dans son salon, des expositions et des événements à destination des habitants.

Aujourd’hui, M. Alsema connaît presque tout le monde à Buiksloterham, qui ne rassemble que quelques centaines de personnes. Mais le quartier devrait rapidement grossir. Une école a été construite. Des promoteurs néerlandais, remis sur pied depuis la crise, recommencent aussi à réinvestir dans le quartier, tandis que la mairie y construit des logements sociaux.

Surtout, un nouveau mini-village va voir le jour cette année, imaginé par une agence locale, Schoonschip, il sera composé d’une trentaine de maisons flottantes qui partageront des équipements et des infrastructures. Une entreprise récupérera les eaux usées des habitants pour en extraire les phosphates (utilisés dans l’industrie), fabriquer du biogaz et de la chaleur. Une manière d’aller encore plus loin dans l’autonomie énergétique à petite échelle. Car pour les « habitants-hackeurs » de Buiksloterham, pas de doutes, la ville du futur sera décentralisée.

La ville et l’habitat durables seront au centre d’une rencontre du Monde organisée à Nancy, mardi 13 février, de 8 h 30 à 10 h 30. Inscriptions ici.