Aung San Suu Kyi le 12 janvier à Naypyidaw. / STRINGER / REUTERS

Aung San Suu Kyi a-t-elle perdu tout sens des réalités à propos de l’épuration ethnique des Rohingya, après qu’environ 700 000 membres de cette minorité musulmane ont fui au Bangladesh pour échapper aux exactions de l’armée birmane ? C’est ce que pense l’ancien gouverneur de l’Etat américain du Nouveau-Mexique, Bill Richardson, qui vient de démissionner avec fracas d’un « Comité consultatif » formé par la dirigeante birmane pour la conseiller sur la situation dans l’Etat de l’Arakan, où vivent les Rohingya.

Estimant ne pas pouvoir prolonger sa participation à ce comité qui n’est, selon lui, qu’un « appareil de propagande » servant à « blanchir » les actions de l’Etat et de l’armée tout en ignorant les questions cruciales des « violations des droits de l’homme », M. Richardson accuse Aung San Suu Kyi d’avoir désormais perdu toute prétention au « leadership moral ».

De la part d’un ami de longue date de la « Lady » – leur relation remonte au temps où M. Richardson était ambassadeur des Etats-Unis à l’ONU durant l’administration Clinton –, l’accusation résonne d’autant plus fortement qu’elle est proférée à un moment où la Prix Nobel de la paix 1991 est la cible de nombreuses et virulentes critiques. Il lui est reproché la passivité dont elle a fait preuve dans une crise qui pourrait avoir fait plus de 6 000 morts. Sans compter les incendies de villages musulmans, les viols de masse et exécutions sommaires qu’ont rapportés les réfugiés après leur arrivée au Bangladesh.

« Arrogance du pouvoir »

Jeudi 25 janvier, M. Richardson a enfoncé le clou dans une interview au New York Times : selon lui, Mme Suu Kyi est saisie par l’« arrogance du pouvoir » et est isolée dans une « bulle » où elle s’est entourée « de flagorneurs qui ne lui décrivent pas la réalité de la situation ».

L’ancien gouverneur américain avait eu en début de semaine, lors d’un dîner organisé pour les dix personnalités, birmanes et étrangères, formant ce « Comité consultatif », un échange des plus houleux avec Aung San Suu Kyi : après que Bill Richardson eut osé évoquer le cas de deux journalistes birmans de l’agence de presse britannique Reuters incarcérés pour « divulgation de secrets d’Etat », une accusation qui pourrait leur valoir quatorze ans de prison, la dirigeante birmane était entrée dans une violente colère, criant à son « ami » américain de se mêler de ses affaires. « Son visage frémissait », a raconté l’ancien gouverneur au New York Times, ajoutant qu’il avait eu l’impression que, si elle avait été « plus proche de [lui], elle [l]’aurait peut-être frappé, tant elle était furieuse ».

Bill Richardson est sidéré par le « dénigrement » dont elle fait preuve à l’égard du reste du monde

Au-delà de la violence des échanges avec l’ancienne « Dame de Rangoun », les affirmations de Bill Richardson témoignent, pour la première fois depuis le début de la crise, de ce que semblent être les dispositions d’esprit de Mme Suu Kyi. Cette dernière ne paraît ainsi plus seulement pactiser, pour des raisons de « realpolitik », avec une armée dont elle fut longtemps la bête noire : aujourd’hui, quand on critique devant elle les exactions des militaires, elle s’en prend au reste du monde. M. Richardson a confié avoir été sidéré par le « dénigrement » systématique de la part de la dirigeante à l’encontre, en vrac, des Nations unies, des médias internationaux, des organisations de défense des droits de l’homme et autres prix Nobel… « La liste de ses ennemis est très longue », a ironisé l’Américain.

Depuis l’automne 2016, quand les exactions à grande échelle de l’armée contre les Rohingya ont commencé, un certain nombre d’observateurs et de diplomates insistaient sur le fait qu’Aung San Suu Kyi n’avait d’autres choix, en public, que de sembler pactiser avec l’armée, celle-ci ayant conservé des pouvoirs exorbitants en dépit du processus de « démocratisation ». Il se pourrait désormais que, même en privé, « Daw » (Madame) Suu ait fait un pas de plus vers la compromission avec ses anciens geôliers.