Le regard souverain du roi Mohammed VI se pose sur les diplomates et les chefs d’Etat qui vont et viennent dans le hall du siège de l’Union africaine (UA), à Addis-Abeba. Le portrait encadré d’or du monarque, qui n’a pas fait le déplacement en Ethiopie cette année, trône à gauche de l’entrée du centre de conférences où se déroule le 30e sommet de l’organisation panafricaine. Des colonels des Forces armées royales en uniforme accueillent les décideurs du continent sur ce stand qui met en scène plus de cinquante ans de coopération avec l’Afrique. « Mission accomplie », se réjouit Nasser Bourita, le ministre des affaires étrangères.

S’il savoure le moment, vendredi 26 janvier, c’est que le Maroc a obtenu un siège pour deux années au Conseil de paix et de sécurité (CPS) de l’UA, l’organe de règlement des conflits, dirigé depuis sa création par l’Algérie, qui a retiré au dernier moment sa candidature. A sa tête, Smaïl Chergui, ancien ambassadeur d’Algérie à Moscou devenu il y a cinq ans l’incontournable commissaire à la paix et à la sécurité de l’UA. « On a préféré passer notre tour en vue de postuler en 2019 pour un mandat de trois ans », dit le chef de la diplomatie algérienne, Abdelkader Messahel, 68 ans. Ce qui fait sourire son ambitieux homologue marocain, cadet de vingt ans, qui se veut à la conquête de l’Afrique.

Avec trente-neuf votes en sa faveur et seize abstentions, le Maroc se réjouit de cette première réussite depuis son retour dans l’UA, en janvier 2017. « Rejoindre le CPS était notre objectif principal depuis un an, ajoute M. Bourita. C’est fondamental car c’est là que sont traitées les questions importantes pour le Maroc, notamment au sujet du Sahara. »

A contresens de l’histoire

L’Union africaine est le dernier véritable lieu d’affrontement diplomatique direct entre le Maroc et l’Algérie. Entre les deux frères ennemis, il y a la République Arabe Sahraouie démocratique (RASD). « Invisible », aux yeux des Marocains qui évitent soigneusement d’en prononcer le nom. La RASD est reconnue seulement dans cette institution panafricaine où elle est soutenue à bout de bras par l’Algérie, au nom du principe du droit à l’autodétermination.

Ces tensions peuvent surprendre au regard de l’histoire des mouvements de libération africains qui est tant convoquée dans ces murs, à Addis-Abeba. Ni M. Messahel, ni M. Bourita n’évoquent le soutien inconditionnel du roi Mohammed V, membre fondateur de ce qui était l’Organisation de l’unité africaine (1963-2002), à la lutte de l’indépendance algérienne. Mohammed VI comme Abdelaziz Bouteflika restent arc-boutés sur leurs positions. L’UA, depuis le retour du Maroc, qui l’avait quittée en 1984, compte cinquante-cinq membres.

Non sans une certaine habileté, le Maroc entend utiliser le CPS pour maintenir le « dossier du Sahara » entre les mains du Conseil de sécurité des Nations unies. A Addis Abeba, où l’Algérie jouit toujours d’un prestige de phare de la liberté africaine, l’usage de l’expression « territoire occupé » dans les rapports de paix et de sécurité donne lieu à d’âpres débats.

Un homme qui ne se départit jamais de son cigare cubain, lui, n’hésite pas. « Whisky couscous, c’est la méthode marocaine pour entrer à l’UA, moque Mohamed Salem Ouled Salek, le ministre des affaires étrangères de la RASD, en pointant vers le buffet offert par le Maroc. Leurs conditions de retour dans l’UA étaient inacceptables. Le Maroc doit respecter la charte de l’UA et ainsi mettre fin à l’occupation ». Une rhétorique qui n’a pas évolué depuis des décennies et exaspère les Marocains, qui l’ignorent. « Ce n’est parce qu’elle entre dans une salle que la RASD existe. Il s’agit d’un problème africain », glisse un fonctionnaire marocain.

Diplomates « fougueux »

Dans les allées du centre de conférence d’Addis-Abeba, l’offensive diplomatique du Maroc, la « fougue » et l’« arrogance » de ses jeunes technocrates agacent certaines puissances historiques. « Ils font de la communication », « ils se sentent supérieurs », « on verra bien si cela dure », peut-on entendre dans les couloirs. « Ils vont apprendre à se calmer », balaie un ponte de l’UA.

Nasser Bourita assume sans ambages pratiquer une diplomatie « moderne » considérée comme du « marketing » par ses détracteurs. Pour ce qui est de la communication : quarante-six visites du roi dans vingt-cinq pays africains depuis son intronisation et surtout cinq milliards de dollars d’investissement en 2016, selon un rapport du FDI market. A l’UA, le royaume a réglé ses arriérés de cotisations, assurent les Marocains. Il figure désormais parmi les pays qui contribuent le plus avec l’Algérie, le Nigeria, l’Egypte et l’Afrique du Sud, à hauteur de 39 millions de dollars chacun.

A cela s’ajoute la déferlante des entreprises marocaines au sud du Sahara, là où l’influence française décline de même que l’Algérie dont les investissements se sont considérablement taris. « Nous, on fait des choses mais on ne le dit pas », nuance un haut responsable algérien. « Ce n’est pas l’argent qui prime. On en a moins que d’autres, rétorquent les stratèges de Rabat. Le Maroc est revenu dans l’UA avec une vision pragmatique, celle d’une Afrique décomplexée qui ne s’enferme pas dans l’idéologie nuisible au développement. »

Le Maroc « plus à l’ouest que d’autres pays de la Cédéao »

Au-delà du « soft power », en coulisses, les diplomates du roi n’ont pas hésité à mettre la pression pour parvenir à leurs fins. C’est ainsi que pour s’assurer de son entrée au CPS, le Maroc a, par exemple, déposé une candidature pour un siège au conseil de sécurité de l’ONU convoité par la Tunisie. Cette dernière était également en lice, de même que l’Algérie, pour le siège nord-africain qui se libérait en ce mois de janvier. Le Maroc voulait ce face-à-face avec l’Algérie. La Tunisie, sous pression du Maroc, a fini par retirer sa candidature au CPS pour privilégier l’ONU.

« Nous avons identifié les pays candidats à des postes dans les institutions internationales et on les a challengés », dit un diplomate marocain. Avant de réintégrer l’UA, le Maroc avait également usé de ses relais notamment en Afrique de l’Ouest qui militait en interne pour son compte. Lors de la course à la présidence de la Commission de l’UA, il y a tout juste un an, la candidature du Sénégalais Abdoulaye Bathily, a d’ailleurs été considérée comme trop « pro-marocaine ». L’ancien ministre a échoué face au Tchadien, Moussa Faki Mahamat, qui s’est révélé à la dernière minute avec l’appui remarqué de l’Algérie.

L’Afrique de l’Ouest, Rabat la pense acquise à sa cause. Au point de se revendiquer ouest-africain et de solliciter l’intégration de la Communauté économique des Etats d’Afrique de l’Ouest (Cédéao). Ce qui, là encore, irrite. « Quand je regarde une carte, je vois que le Maroc est plus à l’ouest que d’autres pays de la Cédéao », dit sans sourciller le chef de la diplomatie marocaine. Pour tenter d’infléchir la position du Nigeria, la véritable puissance ouest-africaine et allié traditionnel de l’Algérie, le Maroc met en avant son méga projet de gazoduc censé relier le delta du Niger, miné par les groupes armés, à Rabat en traversant douze pays. L’Algérie, elle, vante sa grande route transsaharienne, d’Alger à Lagos. Deux projets incertains malgré l’assurance des diplomates des deux pays.

Rapprochement avec l’Afrique du Sud

Ces tensions entre l’Algérie et le Maroc polluent l’UA, confrontée à des défis bien plus importants, et renforcent le clivage entre deux axes, deux philosophies. D’un côté, les pays inconditionnellement attachés à un panafricanisme nourri aux luttes de libération, portés par l’Algérie et la SADC (Communauté de développement d’Afrique australe), mais qui fascinerait de moins en moins les jeunes, 60 % de la population du continent. De l’autre, des « pragmatiques », qui pensent l’Afrique en chiffres et en développement économique, en création d’emplois et d’infrastructures, et qui se retrouvent au Forum de Davos.

Cet axe en constitution se dessine quelque part entre Rabat et Kigali, capitale d’un petit pays à la grande influence. Le président rwandais Paul Kagamé et Mohammed VI partagent les mêmes vues. Le premier, devenu président de l’UA qu’il entend réformer, a ouvert au second les portes de certains palais présidentiels d’Afrique de l’Est. Après une visite au Rwanda en octobre 2016, la première dans la région, le roi a continué vers l’Ethiopie et la Tanzanie. « Lorsque nous sommes arrivés à Kigali, seuls vingt-huit pays étaient en faveur du retour du Maroc dans l’UA. Finalement, quarante-deux ont voté pour nous, assure le ministre Nasser Bourita. La présidence Kagamé est une bonne chose, ça va faire bouger l’UA. ».

Comme pour tenter de fissurer encore un peu plus les alliances historiques entre les poids lourds de l’UA, le Maroc vient d’entamer un rapprochement avec l’Afrique du Sud. En novembre 2017, lors du sommet Union Européenne - Union Africaine à Abidjan, le roi du Maroc s’est entretenu en tête à tête avec Jacob Zuma, allié indéfectible d’Alger qui avait été en première ligne dans la lutte contre l’apartheid. Les diplomates marocains s’activent depuis près d’un an, envoient émissaires et ministres à Pretoria. « Zuma a compris que l’idéologie des années 1980 n’était plus d’actualité. Il est ouvert au Maroc », confie un conseiller du président Zuma. Les Marocains misent déjà sur le probable successeur de M. Zuma : le nouveau président du Congrès national africain (ANC), Cyril Ramaphosa, un homme d’affaires. Le genre de profil prisé de la nouvelle génération de chefs d’Etat « pragmatiques ».

A Addis-Abeba, les frères ennemis cohabitent désormais au sein de l’institution panafricaine, dans un climat tendu. « La haine passera », tempère un officiel marocain. « Il n’y a pas de problème », assure-t-on côté algérien. Mais nul ne sait plus vraiment pourquoi la frontière reste fermée, depuis vingt-quatre ans.