Le droit d’accéder librement à l’information est-il compatible avec le droit d’auteur ? Dans le domaine littéraire, la question n’a toujours pas été réglée, malgré une première passe d’armes remportée en 2016 par Google après dix ans de procédures – le syndicat des auteurs américains lui reprochait son projet de numérisation des ouvrages en masse.

Aujourd’hui, des associations anglophones d’auteurs montent à nouveau au créneau. Dans leur ligne de mire, Open Library (« bibliothèque ouverte »), un projet du site Internet Archive. Cette bibliothèque en ligne revendique avoir numérisé 2,7 millions de livres. Elle permet aux internautes de télécharger ou d’emprunter des ouvrages sous format électronique, le tout gratuitement. Le site Open Libraries, qui détaille le projet de création de cette « grande bibliothèque, moderne et publique » en ligne, résume les objectifs de la démarche : que ni le coût, ni la distance, ni les situations de handicap ne soient des obstacles dans l’accès au « droit humain fondamental » qu’est l’information.

« Une atteinte directe au droit d’auteur »

Cependant, tout le monde ne voit pas la situation de cet œil. Le 13 décembre dernier, la Society of Authors (SOA – « Société des auteurs »), syndicat anglais, a dénoncé la mise en ligne par Open Library de textes sous copyright, et indiqué aux auteurs la méthode à suivre, telle qu’énoncée par Open Library, pour faire retirer leurs œuvres du site.

« C’est une atteinte aux lois sur les droits d’auteurs du Royaume-Uni et de la plupart des pays européens », affirme la directrice générale de la SOA Nicola Solomon au Monde.

« Les auteurs anglais n’ont pas donné leur accord à la mise en ligne de leurs travaux de cette manière, et nous avons peur que cette disponibilité d’ouvrages piratés ne sape les ventes authentiques, et par conséquent menace les revenus déjà précaires des auteurs. […] La mise à disposition gratuite et généralisée d’ouvrages menace l’existence même d’une culture littéraire variée et dynamique. »

L’Open Library, organisation à but non-lucratif basée à San Franciso, propose aussi des livres dans des dizaines d’autres langues, de l’allemand au bengali en passant par le français. Même s’ils sont largement minoritaires par rapport à ceux dans la langue de Tolkien, au moins plusieurs centaines de livres francophones apparaissent. Et l’audience du site est loin d’être anecdotique : il revendique plus de 319 millions de livres téléchargés en 2017 et près de 5 millions de visiteurs uniques depuis le début de l’année 2018.

Tous les ouvrages hébergés par cette organisation à but non-lucratif ne sont cependant pas logés à la même enseigne. Nombre d’entre eux appartiennent au domaine public : ils peuvent être copiés ou téléchargés à loisir. Ce n’est pas le cas des autres, dont le partage est restreint au prêt unique. Du point de vue de l’utilisateur, cela signifie que si un livre sous format numérique est en prêt, il faut attendre que celui-ci ait été rendu pour pouvoir l’emprunter à son tour.

Open Library dispose de classifications thématiques pour trier ses livres numérisés, ainsi que d’un moteur de recherche complet. / Capture d'écran Open Library

La SOA n’est pas la seule à faire part de ses inquiétudes. Le 8 janvier, c’est l’association des écrivains de science-fiction et de fantasy des Etats-Unis (SFWA) qui l’a imitée sur son site Internet. Dans un communiqué, l’association considère cette mise en ligne massive comme « une atteinte directe au droit d’auteur des écrivains », reprochant notamment au site de ne pas informer les auteurs. La SFWA propose à ces derniers, comme « mesure temporaire », d’emprunter de manière répétée leurs livres pour qu’ils ne puissent pas l’être par d’autres personnes.

Mais au-delà de ce type de conseils, ces associations n’ont pas encore décidé de plan d’action. Nicola Solomon précise : « Nous surveillons la situation et allons nous réunir avec nos collègues à travers le monde […] pour envisager d’autres mesures. » Pour le moment, aucune poursuite n’a été enclenchée. Il faut dire que la défaite face à Google et la complexité du droit d’auteur et de ses jurisprudences, depuis l’arrivée d’Internet, rendent l’issue très incertaine.

« Confusion »

De son côté, Open Library assure, sur son site, « respecter les droits de créateurs et étendre leur lectorat en ligne ». Son dispositif relève-t-il du fair use, une spécificité américaine accordant des exceptions au droit d’auteur ? Si Open Library ne s’estime pas hors la loi, c’est qu’elle exploite différents aspects de la loi américaine, comme cette clause qui autorise la reproduction de travaux sous copyright dès lors qu’ils sont épuisés et ne sont pas disponibles à un « prix raisonnable ».

Open Library dispose d’un lecteur pour lire en ligne des ouvrages. De nombreux classiques français, comme ici « Le Horla » de Guy De Maupassant, ont été scannés et mis à disposition. / Capture d'écran Open Library

Quant au système de prêt, il est le résultat d’une certaine gymnastique mentale. Une bibliothèque a le droit de prêter un livre qu’elle possède en version papier. Si l’on détient une version papier du livre, il est légal de posséder la version numérique du livre. Et si l’on considère que le livre est un seul et même ouvrage, en version papier et numérique, il est alors légal de prêter une version du livre numérique, à partir du moment où ce prêt empêche la version physique du livre d’être prêtée. En d’autres termes, si le livre, que ce soit physiquement ou numériquement, n’est prêté qu’à une seule personne à la fois, la loi est respectée.

Cette interprétation est toutefois loin d’être unanimement partagée, en particulier chez les ayants droit. Mary Rasenberger, directrice du syndicat des auteurs américains (Authors Guild), a expliqué au site spécialisé sur les livres électroniques Teleread qu’elle considérait ce raisonnement comme « absurde ». Selon Chris Meadows, journaliste pour Teleread, qui avait dénoncé dès 2013 une « violation de droit d’auteur », la seule chose que peut argumenter l’Open Library est que leur violation doit être considérée comme une exception légitime, comme il en existe déjà un certain nombre. Mais pour qu’une pratique puisse être considérée comme une exception légitime, il faut commencer par reconnaître qu’elle se trouve de facto hors la loi.

Le cofondateur de l’Open Library Brewster Kahle, contacté par Le Monde, estime de son côté qu’il y a eu « une campagne de désinformation à propos d’un projet vieux de six ans, qui a causé de la confusion ». Il ajoute : « Nous essayons d’écrire quelque chose de clair [à propos de leur travail sur les livres], parce que ce qui se passe actuellement ne l’est pas. »