Jamais un président kényan n’avait mis si longtemps à nommer un gouvernement. Deux mois après son investiture à un deuxième et dernier mandat, Uhuru Kenyatta a enfin désigné, vendredi 26 janvier au soir, l’ensemble de son équipe. Jusqu’ici, pratique inédite, il s’était contenté de confirmer à leur poste six de ses ministres parmi les plus fidèles, dont Henry Rotich aux finances ou Najib Balala au tourisme. Pour tous les autres, ces dernières semaines ont été synonymes d’attente, et surtout de négociations en coulisses.

M. Kenyatta est dans une situation délicate. Lors de l’élection du 26 octobre 2017, le président a certes bénéficié de 98 % des voix, mais à peine un peu plus du tiers des Kényans se sont rendus aux urnes. Beaucoup ont suivi l’appel au boycottage de l’opposition. D’autres ont boudé la fin de cette séquence électorale longue et douloureuse, où les violences entre policiers et manifestants ont fait environ 60 morts.

« Son premier intérêt, c’était de parvenir à un retour à la normale », analyse un diplomate occidental. Selon lui, l’exercice se révélait difficile pour le président, doublement sous pression « au sein de [son parti] Jubilee mais aussi à l’extérieur ».

Guérilla politique

La coalition que le chef d’Etat, issu de la communauté kikuyu, a formée avec les leaders politiques kalenjins, menés par le vice-président William Ruto, regarde déjà vers les prochaines élections, en 2022. Selon le pacte conclu entre ces ennemis d’hier (ils s’affrontaient lors des violences post-électorales de 2007-2008), la prochaine candidature doit revenir à William Ruto. La perspective enflamme déjà les esprits, du côté Kikuyu mais aussi chez certains politiciens kalenjins. A commencer par Gideon Moi, le fils de l’ancien président Daniel Arap Moi… à qui Uhuru Kenyatta doit sa carrière politique.

Pour l’instant, le vice-président démontre sa prédominance, estime Herman Manyora, professeur de sciences politiques à l’Université de Nairobi. « Même si ses hommes sont moins nombreux qu’en 2013, ils sont présents, avec notamment la ministre des terres Farida Karoney et le ministre de l’énergie Charles Keter. Surtout, aucun proche de Gideon Moi n’est finalement représenté », décrypte cet analyste.

Hors de son camp, Uhuru Kenyatta doit aussi composer avec une opposition encore forte et revendicative. Jugeant l’élection invalide, cette dernière mène depuis octobre une guérilla politique, qui culmine actuellement avec la menace d’investir son chef Raila Odinga comme « président parallèle » du Kenya, mardi 30 janvier.

« Aucune place aux opinions divergentes »

En apparence, Uhuru Kenyatta a montré des signes d’ouverture : si aucun lieutenant de l’opposition n’est ministre, plusieurs Luos (la communauté de Raila Odinga), et d’autres minorités, sont représentés. « Mais même si toutes les régions sont là, ce gouvernement ne laisse aucune place aux opinions divergentes », souligne Patrick Machara, célèbre chroniqueur et dessinateur de presse.

Surtout, Patrick Machara estime qu’Uhuru Kenyatta « a échoué » en construisant un équilibre politique fragile sans respecter les « exigences de la Constitution kényane ». Tout d’abord parce qu’auprès de chaque ministre, dont le nombre est limité à 22, Uhuru Kenyatta a nommé l’équivalent d’un « ministre adjoint », une fonction qui n’existe pas dans les textes. « Il a ainsi cherché une porte de sortie car pour obtenir des soutiens, il a fait beaucoup, beaucoup de promesses, et doit maintenant distribuer les récompenses. Mais ces postes sont anticonstitutionnels », estime Herman Manyora.

Enfin, ce gouvernement ne respecte pas l’obligation légale d’octroyer au moins un tiers des ministères à des femmes (elles sont six sur 22). Si ce dernier point de litige, comme le précédent, venait à être soulevé devant la Haute cour de justice, Uhuru Kenyatta pourrait in fine se voir dans l’obligation constitutionnelle de rebâtir un édifice gouvernemental qu’il a péniblement construit ces deux derniers mois.