« Sparring », film français de Samuel Jouy avec Mathieu Kassovitz. / UNITE DE PRODUCTION / EUROPACORP

LES CHOIX DE LA MATINALE

Doit-on effacer de sa mémoire toute la filmographie de Woody Allen ou y ajouter un autre long-métrage ? La sortie de Wonder Wheel relance le débat, d’autant que le film mériterait sans aucun doute d’être vu – s’il était possible de faire abstraction des accusations portées par la fille adoptive du cinéaste. C’est impossible, et le doute est là. Hors cas de conscience, on peut s’amuser au zoo avec Antony Cordier ou regarder autrement la situation des réfugiés avec Mahamat-Saleh Haroun. Pour ensuite monter sur le ring avec Mathieu Kassovitz et replonger dans les sous-sols de San Francisco et les années 1980 avec John Carpenter.

« Wonder Wheel » : la mélancolique fête foraine de Woody Allen

Wonder Wheel - de Woody Allen avec Kate Winslet et Justin Timberlake - Bande-Annonce VOST
Durée : 01:30

Wonder Wheel figure parmi les plus désenchantés des films de Woody Allen. La fable se déroule dans le Coney Island (Brooklyn, New York) des années 1950, décor populaire haut en couleur, où les personnages évoluent à l’ombre de la grande roue.

Ginny (Kate Winslet), actrice ratée devenue serveuse, mère d’un garçonnet délaissé et pyromane, consume ses rêves aux côtés d’Humpty (Jim Belushi), son mari, qui l’ennuie. Carolina (Juno Temple), la fille d’Humpty, blondinette écervelée s’est réfugiée chez son père pour fuir un mari mafieux. Mickey (Justin Timberlake), jeune bellâtre, étudiant en art dramatique et accessoirement maître-nageur bien fait de sa personne, va mettre le feu aux poudres de cette fusée brinquebalante.

Ginny, emmerdeuse lunatique et virago migraineuse, se jette à corps perdu dans une relation adultère avec Mickey, retrouvant au contact de l’aspirant acteur l’horizon glorieux dont elle rêve. Mais la Bovary du Nouveau Monde tombe donc de haut quand Mickey jette son dévolu sur sa belle-fille.

La vue sur la grande roue depuis l’appartement chaviré et clignotant du couple, l’action confinée dans le parc d’attractions figurent une allégorie multicolore et enlevée de la vie sentimentale qui se détache sur l’un des fonds les plus sombres du cinéma de Woody Allen, chacun se trouvant à la fin de la boucle plus abîmé qu’il ne l’était au départ. Le film s’accorde ainsi avec le regain de scandale qui entoure le cinéaste, lequel ne craint pas de souffler sur ses braises. Jacques Mandelbaum

« Wonder Wheel », film américain de Woody Allen. Avec Kate Winslet, James Belushi, Justin Timberlake, Juno Temple (1 h 41).

« Gaspard va au mariage » : scènes de ménagerie en Limousin

GASPARD VA AU MARIAGE, bande-annonce, sortie le 31-01-2018
Durée : 01:43

Il n’est de vrai paradis que perdu. De cette constatation mélancolique, Antony Cordier a fait un film d’une constante drôlerie, peuplé de personnages fantasques et d’animaux de chair et de sang, une comédie française, pleine de grâce et de fantasmes. Gaspard va au mariage est une espèce rare, et le seul moyen de la préserver est d’aller voir ce film en se souvenant du regard que, enfant, on posait sur les figurines en plastique d’un zoo miniature ou sur les bêtes prisonnières des vrais parcs zoologiques.

Une fois passée la porte de ce zoo (le film a été tourné dans un vrai parc du Limousin), les lois de la réalité semblent abolies. Plus que les retours en arrière, c’est la résurgence de rapports brutaux et passionnés – enfantins – entre frères et sœur qui dessine ce que fut cette enfance.

Pour lui donner chair et couleurs, Antony Cordier se sert avec un plaisir évident de l’environnement du parc, de l’irruption dans le champ d’animaux qui ne devraient pas vivre sous ces latitudes et du comportement exorbitant des personnages. Mise à part Marina Foïs qui doit incarner le principe de réalité, tous les acteurs (Félix Moati, Laetitia Dosch, Christa Théret, Guillaume Gouix et Johan Heldenbergh) se laissent aller sans réticence au plaisir de l’invraisemblance, naviguant entre gags fantasques et nostalgie incurable. Thomas Sotinel

« Gaspard va au mariage », film français d’Antony Cordier, avec Félix Moati, Laetitia Dosch, Christa Théret, Guillaume Gouix, Marina Foïs, Johan Heldenbergh (1 h 45).

« Une saison en France » : dix mois pour prendre racine

Une saison en France, de Mahamat-Saleh Haroun - Extrait 3
Durée : 01:30

Le nouveau film du Tchadien Mahamat-Saleh Haroun (Un homme qui crie, 2010 ; Grigris, 2013), le premier tourné en France, où le cinéaste a élu domicile, est une œuvre fragile, sur le fil du rasoir. D’abord peut-être parce qu’elle s’attaque à l’un des sujets cruciaux de notre époque, la situation des migrants, avec le souci de contourner les clichés (misérabilisme, alarmisme, constat d’impuissance). Haroun ne se penche pas sur la traversée en elle-même, mais sur le moment d’après, le temps long de la demande d’asile.

Ayant fui la guerre en Centrafrique, Abbas (Eriq Ebouaney) vit depuis quelque temps en France, aux portes de Paris, avec ses deux enfants. Si le souvenir de la traversée génère encore son lot de cauchemars (sa femme n’y a pas survécu), l’existence de cet ancien professeur de français semble malgré tout reprendre son cours : ses enfants vont à l’école, lui travaille sur les marchés et noue une relation amoureuse avec Carole (Sandrine Bonnaire), une maraîchère aux origines polonaises. Mais en dépit de ses démarches, sa régularisation se voit systématiquement retoquée.

Le cinéaste se doit d’exposer les difficultés que rencontrent les réfugiés en terre étrangère et emprunte, pour cela, le schème nécessairement didactique (et donc un peu raide) de l’engrenage social. A cette pente appuyée, le cinéaste oppose une forme de résistance : la temporalité ouverte de la vie et de ses moments particuliers. A savoir la possibilité, pour les personnages, d’accéder à une forme de quotidienneté : border ses enfants, leur chanter une berceuse, déguster un bon repas, retrouver une femme aimée, passer la nuit dans ses bras… Le film regorge de ces instants magnifiques (la scène merveilleuse de l’anniversaire de Carole notamment), dont la banalité n’est si bouleversante que parce qu’elle est conquise, disputée au malheur. Mathieu Macheret

« Une saison en France », film français de Mahamat-Saleh Haroun. Avec Eriq Ebouaney, Sandrine Bonnaire, Aalayna Lys, Ibrahim Burama Darboe, Bibi Tanga (1 h 37).

« Sparring » : Mathieu Kassovitz, jusqu’au dernier round

SPARRING - Bande-annonce officielle [Mathieu Kassovitz, Olivia Merilahti]
Durée : 01:47

Parmi les adjectifs qui peuvent venir à l’esprit en voyant Sparring : modeste, petit, familier. Ce qui suffit à garantir un film confortable. Il faut y ajouter : fort, ce qui élève le premier long-métrage de Samuel Jouy au-dessus du tout-venant de la production française.

Cette force, Sparring la doit en grande partie à Mathieu Kassovitz. Le réalisateur de L’Ordre et la Morale et interprète de la série Le Bureau des légendes (Canal+) insuffle au personnage de Steve Landry, boxeur semi-professionnel, une part de grandeur tragique qui lui permet de prendre place aux côtés d’autres pugilistes malheureux à l’écran, le Bill Thompson de Robert Ryan dans Nous avons gagné ce soir, de Robert Wise, ou l’Ernie de Jeff Bridges dans Fat City, de John Huston.

Employé dans la restauration collective, père de famille, Steve Landry est aussi boxeur, qui, la quarantaine passée, approche de son cinquantième combat (33 défaites, 13 victoires, un nul). Quand se présente l’occasion de devenir le sparring-partner de Tarek M’Barek (Souleymane M’Baye), il y voit l’occasion de gagner assez d’argent pour acheter un piano à sa fille et trouver une place dans le monde de la boxe qui rendrait justice à son expérience.

On trouvera dans le déroulement du scénario de Samuel Jouy quelques-uns des clichés inhérents au genre, des facilités sentimentales. Mais on les verra à peine, tant on est fasciné par le personnage principal. Kassovitz façonne la dévotion de Steve à son sport comme une ascèse inconsciente. Il voudrait être père et rester athlète, la première option impliquant l’acceptation du passage du temps, la seconde, le risque de la blessure et de la maladie.

A l’hollywodienne, Samuel Jouy trouve un compromis entre les deux options. Kassovitz a installé une telle familiarité entre les gens qui sont dans la salle et ce type blessé et courageux qui est à l’écran que l’on accueille avec soulagement cette ruse de scénario. T. S.

« Sparring », film français de Samuel Jouy avec Mathieu Kassovitz, Olivia Merilahti, Souleymane M’Baye, Billie Blain (1 h 34).

« Jack Burton... » : quand Carpenter explorait le cinéma chinois

Kurt Russell dans « Les Aventures de Jack Burton dans les griffes du mandarin » (1986), de John Carpenter. / SPLENDOR FILMS/20TH CENTURY FOX

La mode reste l’un des obstacles les plus infranchissables lorsque l’on envisage le voyage dans le temps. Comment accepter de revenir au temps des épaulettes obligatoires, des édifices capillaires patiemment montés à l’aide de tonnes de gel ? Comment accepter de revenir aux années 1980 ?

On se pose la question le temps des premières séquences des Aventures de Jack Burton dans les griffes du mandarin, de John Carpenter, en découvrant la mise des actrices (Kim Cattrall, Kate Burton, Suzee Pai), sans parler de la chanson du film, très MTV (signée Carpenter). Et puis, elle s’évapore, parce que la magie millénaire (il est question d’un fantôme surgi de l’Antiquité chinoise) du film de Carpenter opère.

Avec son héros qui n’en est pas un, et l’entrain magnifique que met l’auteur de The Thing à s’immerger dans un genre – le film de sabre et de fantômes chinois –, alors méconnu aux Etats-Unis, Les Aventures de Jack Burton… déploie les saveurs a priori contradictoires mais ici tout à fait harmonieuses d’un cocktail de burlesque, de fantastique et d’action.

Une fois plongé dans le dédale souterrain qui serpente sous le Chinatown de San Francisco, les acteurs « caucasiens » (Russell et Cattrall) deviennent de simples comparses de leurs collègues sino-américains qui acclimatent en Californie les traditions du cinéma de Hongkong, combats chorégraphiés et apparitions surnaturelles. C’était un geste prémonitoire de la part de Carpenter, qui ouvrait ainsi la voie à Tarantino et aux Wachowski. Geste prématuré aussi, puisque le film fut un échec commercial avant de faire l’objet d’une vénération constante à travers les décennies et les vidéoclubs des cinq continents. T. S.

« Les Aventures de Jack Burton dans les griffes du mandarin », film américain de John Carpenter (1986), avec Kurt Russell, Kim Cattrall, Dennis Dun, Victor Wong (1 h 40).