La tapisserie de Bayeux est une broderie de 70 mètres de long relatant les exploits du Normand Guillaume le Conquérant et son invasion réussie de l’Angleterre. / STÉPHANE MAURICE/AP

En ces temps de Brexit, l’annonce se voulait symbolique : la tapisserie de Bayeux, ce joyau qui draine chaque année quelque 400 000 visiteurs dans le Calvados, devrait être prêtée à la Grande-Bretagne en 2022. L’annonce élyséenne est tombée au moment du 35e sommet franco-britannique de Sandhurst. Un retour aux sources en quelque sorte. Selon certains spécialistes, cette broderie relatant les exploits du Normand Guillaume le Conquérant et son invasion réussie de l’Angleterre aurait été réalisée au XIe siècle à l’abbaye de Canterbury, dans le Kent.

Pour le quotidien britannique The Times, cette frise de près de 70 mètres inscrite au registre Mémoire du monde de l’Unesco est « l’objet le plus important de l’histoire anglaise ». Mais elle est aussi l’une des plus importantes pièces de l’histoire française. En 1953, l’Angleterre en avait déjà fait la demande pour le couronnement d’Elizabeth II. Sans succès. Puis à nouveau en 1966 pour l’anniversaire de la bataille de Hastings, que narre cette tapisserie. En vain. C’est que la broderie est des plus fragiles.

Déplacée deux fois seulement

Deux fois seulement, elle a été déplacée à Paris, dans des circonstances excessivement particulières : sous l’injonction de Napoléon, puis des nazis. Depuis, elle n’a pas quitté Bayeux. Contactée par le site La Tribune de l’art, la restauratrice Béatrice Girault, qui l’a eue entre les mains en 1983, redoute chaque manipulation. « Le moindre frottement, le moindre pli fait partir des petites fibres », affirme-t-elle. Antoine Verney, directeur des Musées de Bayeux, explique : « La tapisserie est une veille dame, qui a des usures naturelles, des déchirures parfois invisibles à l’œil nu. Toute manipulation nécessite d’énormes précautions. Avant même d’imaginer un déplacement de l’œuvre, il faut une stabilisation de la dégradation. »

Un collège d’experts internationaux, mobilisé depuis quatre ans, doit d’ailleurs établir un constat afin de connaître précisément l’état de l’œuvre. Aussi le communiqué élyséen sur le sommet franco-britannique se veut-il prudent, indiquant que le prêt ne se fera que « sous réserve que les exigences juridiques et les conditions scientifiques de restauration et de préservation soient respectées ». Députée EELV du Calvados et ex-directrice du Musée de la tapisserie de Bayeux de 2005 à 2010, Isabelle Attard a un avis tranché : « La question de l’exposition se pose déjà à Bayeux, à cause de la lumière. Alors un prêt, vous n’imaginez pas ! » Et de s’inquiéter : « Normalement la Ville de Bayeux a la décision finale, mais que vaut l’avis de la Ville s’il y a un ordre présidentiel ? J’ai peur que le fait du prince l’emporte. »

Envoyer un fac-similé

La diplomatie, toutefois, n’a pas toujours le dernier mot. En 2013, pour célébrer le 50e anniversaire des relations diplomatiques franco-chinoises, le Quai d’Orsay avait milité pour le prêt de La Liberté guidant le peuple d’Eugène Delacroix à Pékin, arguant que ce petit plaisir avait déjà été accordé au Japon, en 1999, pour sceller des liens économiques. Mais les conservateurs sont montés au front, jugeant que la toile, fragilisée lors de précédents déplacements, ne pouvait plus voyager. La ministre de la culture de l’époque, Aurélie Filippetti, s’était opposée au prêt et avait obtenu que la Marianne des barricades restât sous la protection du Louvre.

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Pour la tapisserie de Bayeux, une solution permettrait de rassurer les conservateurs tout en évitant aux diplomates de perdre la face : envoyer un fac-similé. Isabelle Attard souligne d’ailleurs que c’est ce que pratique le Japon, qui ne prête jamais ses trésors nationaux. Et il n’est pas le seul. De passage à Bayeux en 1987 pour fêter le 900e anniversaire de la mort de Guillaume le Conquérant, le prince Charles et Lady Di n’ont-ils pas offert un fac-similé du Domesday Book, un recensement national rédigé en 1086 par les Anglais à l’intention de l’envahisseur ? « On pourrait réaliser une copie de la tapisserie aux frais de l’Elysée », lance, non sans malice, Isabelle Attard. « Ce n’est certes pas la même chose que d’envoyer un original, mais c’est plus responsable. »