Bob Denard (1929-2007) a mis en scène sa propre légende. « Corsaire de la République » – le titre flatteur de son autobiographie – pour l’honneur de la France, plutôt que chien de guerre. Il a repeint sa vérité en couleurs camouflage. C’est le cas avec le Rwanda. Un rapport publié jeudi 1er février par l’association Survie et intitulé Le crapuleux destin de Robert-Bernard Martin révèle ainsi la présence du plus célèbre des « affreux » français au côté des génocidaires hutu. Il avait oublié d’en parler. Pourtant ces informations, au-delà du personnage, jettent un voile d’ombre supplémentaire sur le rôle de la France durant le génocide des Tutsis en 1994.

Dans le livre retraçant sa vie, le mercenaire français avait écourté cet épisode dans la région des Grands Lacs. En 1998, quatre ans après ce génocide de cent jours, Bob Denard écrivait :

« Les projecteurs de l’actualité sont braqués sur le Rwanda. Depuis la mort du président Habyarimana [le 6 avril 1994], les ministres rwandais font savoir qu’ils redoutent un véritable génocide. Les services français, avec lesquels je suis en contact, s’inquiètent eux aussi de la situation. Je suis prêt à aller plus loin au service du Rwanda. ».

Fin du récit rwandais sous la plume du mercenaire.

Dans un autre ouvrage, Politiques, militaires et mercenaires français au Rwanda – chronique d’une désinformation (édition Karthala, 2014), Jean-François Dupaquier ne retrouvait pas non plus la trace de Bob Denard. Le journaliste rapportait alors les confidences d’un ancien de la Direction générale de la sécurité extérieure (DGSE). Les services de renseignements français de l’époque auraient alors convaincu le « vieux mercenaire [de ne pas s’engager] dans le camp du génocide ». « Cette mission fut finalement assumée par le commandant de gendarmerie en disponibilité, Paul Barril », écrit l’auteur.

« Payé par le gouvernement génocidaire »

Le rapport de Survie apporte un éclairage nouveau. Le mercenaire est bien allé plus loin. « Bob Denard a dépêché des hommes pour certaines missions au Rwanda pendant le génocide, il a été payé par le gouvernement génocidaire et ce paiement s’est fait par l’intermédiaire de la banque française BNP », résume Survie. Le savoir-faire de Bob Denard aurait alors été mis à contribution pour des livraisons d’armes et la formation d’agents du renseignement.

Pendant longtemps le rôle de Bob Denard sur le sol rwandais a été camouflé par l’utilisation d’un de ses pseudonymes, un certain « Robert-Bernard Martin », et le paravent d’une société inconnue, « Martin et Cie ». Ces noms apparaissaient pourtant dans des documents officiels du gouvernement génocidaire rwandais retrouvés, fin 1996, dans leur camp de Mugunga, au Zaïre (l’actuelle République démocratique du Congo), où ils avaient trouvé refuge après leur débâcle rwandaise deux ans plus tôt.

Mais le lien Bob Denard-Robert Martin n’a été fait que récemment, en recoupant les informations enfouies lors des procédures judiciaires menées contre le commandant Paul Barril, celles, plus anciennes, conduites contre Bob Denard, peu de temps avant sa mort en 2007, ainsi que dans le livre de Jean-Claude Sanchez, un ancien mercenaire ayant participé au coup d’Etat de Bob Denard aux Comores en 1995.

Survie a également trouvé sur le site orbspatrianostra.com, dédié à la mémoire de Bob Denard, les reproductions de trois faux documents utilisés par le mercenaire, au nom de Bernard Robert Martin, avec sa photo : deux permis de conduire (un français de 1988 et un comorien de 1990), ainsi qu’un passeport émis en France en 1995, utilisé pour le putsch aux Comores.

Identification faite, un courrier daté du 13 septembre 1994 du ministre de la défense du gouvernement intérimaire rwandais, le général Augustin Bizimana, détaille l’implication de Bob Denard. « Le groupe Martin a ainsi réalisé plusieurs missions qui ont donc a priori eu lieu au Rwanda avant l’exil des génocidaires », résume Survie. Le courrier ministériel évoque aussi « un contrat d’assistance technique » avec cette même société Martin, rémunérée à hauteur de 300 000 dollars.

« L’implication des autorités françaises est multiforme »

Survie a également retrouvé la trace d’un versement de plus d’un million de francs, « effectué par chèque bancaire de la BNP ». « Pourtant, s’étonne Survie, à cette date du 5 juillet 1994, cela fait un mois et demi que l’ONU a reconnu l’existence du génocide… ». L’association rappelle que « la BNP est sous le coup d’une plainte pour complicité de génocide, déposée par les associations Sherpa, CPCR et Ibuka pour avoir permis le financement de la livraison d’armes organisée par le colonel Bagosora via les Seychelles et un intermédiaire sud-africain, alors même que le Conseil de sécurité de l’ONU avait décrété un embargo sur les armes à destination du Rwanda ».

De ce que l’on sait des affaires de Bob Denard avec les génocidaires hutu, celles-ci ont très vraisemblablement joué un rôle négligeable durant les 100 jours du génocide puis dans la réorganisation des anciens génocidaires dans leurs bases zaïroises. Mais elles ne sont pas anecdotiques. « Ces révélations démontrent une nouvelle fois que l’implication des autorités françaises est multiforme, car elles ne pouvaient ignorer les activités d’un mercenaire resté régulièrement en contact avec les services de renseignement tout au long de sa carrière, y compris au Rwanda », dénonce l’association dans un communiqué. Une note consacrée au Rwanda datée du 6 mai 1994 par le chef d’Etat-major particulier du président Mitterrand, le général Quesnot, soulignait qu’« à défaut d’une stratégie directe (…) difficile à mettre en œuvre, nous disposons des moyens et des relais d’une stratégie indirecte qui pourraient rétablir un certain équilibre ». Pour Survie, l’emploi de mercenaires s’inscrit parfaitement dans cette stratégie indirecte.

« Si l’Etat ouvrait ses archives, on comprendrait mieux le rôle de la France », souligne François Crétollier, coordinateur du rapport. En attendant cette ouverture maintes fois promise, ce membre de Survie élargit le débat : « François Mitterrand, quelques proches et quelques responsables militaires, en toute opacité ont dicté la politique française et joué un rôle qui a largement contribué à faire empirer le drame. Il convient donc de s’interroger sur le fonctionnement de nos institutions qui permettent au président de la République de ne rendre de comptes à personne. Il est intouchable et irresponsable. Rien ne dit que cela ne peut se reproduire. »