Un ours polaire équipé d’un collier GPS-vidéo sur la banquise de la mer de Beaufort (Alaska). / Anthony Pagano/USGS

On les a vus hagards, faméliques, errant à la recherche de nourriture sur des confettis de banquise. On a perçu, derrière ces ours polaires, l’effet dramatique du changement climatique. Une nouvelle étude confirme que le réchauffement met en danger cette espèce emblématique de l’Arctique, d’une manière plus critique que ce que l’on pensait jusqu’alors. Les travaux, issus de scientifiques américains et canadiens et parus dans la revue Science vendredi 2 février, montrent que ces mammifères dépensent beaucoup plus d’énergie qu’ils n’en consomment, interrogeant de fait leur capacité de reproduction et de survie.

Partout la banquise se réduit comme peau de chagrin. Sa superficie pérenne décroît à un taux de 14 % par décennie, la débâcle printanière se produisant plus tôt tandis que l’englacement automnal débute plus tard. Or, cet environnement constitue à la fois l’habitat des ours polaires, leur lieu de reproduction et de chasse. La disparition de la glace de mer et sa fragmentation réduisent l’accès des prédateurs à leurs proies favorites, les phoques, qui constituent 90 % de leur alimentation. Les plantigrades doivent dorénavant marcher et nager davantage, sans garantie de succès car, dans certaines régions, l’abondance de la nourriture décline en même temps que la banquise.

En 2010, des travaux avaient montré que, chez les adultes, la mortalité due à la famine augmenterait de 6 % à 48 % si le jeûne qu’ils observent durant l’été s’allongeait de 120 à 180 jours. Un an plus tard, une autre étude révélait que les oursons forcés de nager sur de plus grandes distances avec leur mère succombaient 2,5 fois plus que ceux parcourant moins de kilomètres.

La situation semble si inquiétante que l’Union internationale pour la conservation de la nature a classé en 2015 le changement climatique comme la menace la plus importante pour les 26 000 ours polaires du monde. Les chercheurs estiment comme « hautement probable » une diminution de 30 % de la population d’Ursus maritimus d’ici à 2050, en raison des changements dans leur habitat – même si la réalité n’est pas la même dans tous les territoires qu’ils occupent ni pour l’ensemble des dix-neuf sous-espèces.

Colliers GPS, caméras et capteurs de pointe

Cette fois, les scientifiques se sont intéressés aux mécanismes physiologiques pouvant être à l’origine des déclins observés dans les populations ursines. Ils ont mesuré le bilan énergétique (dépenses et apports) d’ours sur le terrain pendant la saison critique du printemps, celle où ils chassent le plus et font des réserves de graisse pour l’année. Pour cela, ils ont capturé neuf femelles adultes en mer de Beaufort, au large de l’Alaska (Etats-Unis), en avril 2014, 2015 et 2016. Les auteurs ont ensuite évalué les taux métaboliques de chaque mammifère en analysant des échantillons de sang et d’urine au moment de la capture, puis lors d’une nouvelle capture huit à onze jours plus tard. De plus, les animaux ont été munis de colliers GPS équipés de caméras et de capteurs de pointe afin d’enregistrer leur activité, leurs mouvements et leur comportement.

Un ours polaire muni d’un collier GPS équipé d’une caméra et de capteurs de pointe afin d’enregistrer son activité, ses mouvements et son comportement. / Maria Spriggs, Busch Gardens

Les chercheurs ont ainsi découvert que les besoins énergétiques des ours polaires sur la banquise sont plus de 50 % plus élevés (1,6 fois) qu’on ne le pensait. Chaque femelle devrait ainsi manger, au choix, un phoque annelé adulte, trois subadultes ou 19 nouveau-nés tous les dix à douze jours pour garder son équilibre, situé à 12 000 kcal par jour. « Leur métabolisme avait été sous-estimé parce que ces mammifères ont une technique de chasse qui consiste souvent à s’asseoir et à attendre la proie, et qu’ils jeûnent une partie de l’année. Mais, en réalité, ils dépensent beaucoup d’énergie », explique Anthony Pagano, biologiste de la faune à l’Institut d’études géologiques des Etats-Unis, qui a mené l’étude dans le cadre de sa thèse de doctorat à l’université de Santa Cruz.

Or, dans le même temps, leur chasse ne suffit plus à compenser ces dépenses énergétiques. Les résultats montrent que quatre ours ont perdu 10 % ou plus de leur masse corporelle sur la période de huit à onze jours, soit quatre fois la masse perdue chez d’autres de leurs congénères qui jeûnaient sur la terre ferme – dont le poids se réduit naturellement puisqu’ils ne se nourrissent plus.

Selon les auteurs, la disparition et la fragmentation croissantes de la banquise déséquilibreront encore davantage ce ratio entre besoins et apports énergétiques. « Cela va être de plus en plus difficile pour les ours de gérer à la fois des besoins énergétiques supérieurs, en raison de déplacements accrus, et des sources d’énergie plus faibles, liées au déclin de la disponibilité en proies, anticipe Anthony Pagano. Cela aura probablement des effets négatifs en cascade sur leurs succès reproductifs et donc sur leur survie. »

Un ours polaire se repose sur la banquise. / Brian Battaile, USGS

Des ours plus vulnérables

« Cette étude fournit des informations nouvelles et importantes sur les besoins énergétiques élevés des ours polaires, montrant qu’ils vont être plus vulnérables aux changements de leur environnement », décrypte Jon Aars. Ce chercheur à l’Institut polaire norvégien et spécialiste du suivi des ours polaires au Svalbard, qui n’a pas participé à l’étude, appelle toutefois à la « prudence » quant aux résultats sur la perte de poids des animaux, en raison de la « faible taille de l’échantillon » et de la « courte période d’étude ». « Les variations entre les ours sont importantes, de même que d’une région arctique à l’autre », prévient-il.

S’il vante également l’« exploit scientifique » de cette étude, qui permet d’« améliorer notre compréhension de l’écologie de l’ours blanc », le spécialiste canadien Andrew Derocher met aussi en garde au sujet de l’extrapolation de telles données. « Si un ours ne répond pas à ses besoins énergétiques, il mourra. Mais ce n’est pas ce que montre cette étude, qui n’offre qu’un aperçu de quelques individus dans une région pendant environ une semaine. Pour déterminer le sort à long terme des ours, nous avons besoin d’une surveillance sur plusieurs années, assure ce professeur de biologique à l’université d’Alberta. On sait toutefois que la population de la mer de Beaufort a diminué de 25 % à 50 % au cours de la dernière décennie, et la perte semble associée à l’évolution des conditions de la banquise. »