C’est la jeunesse universelle au cœur de Tunis. Un sous-sol où l’on gratte la guitare, bonnet de laine couleur rasta et volutes de fumée. Un escalier aux murs ornés de photos de James Dean, de Marylin Monroe ou des Beatles. Un rez-de-chaussée où les serveurs chaloupent entre grappes de copains attablés, cheveux libres pour les filles, barbe bohème pour les garçons. Et sur le trottoir aux menues tables bancales, il y a Mohamed Guediri, Ghassene Yahyaoui et Hamdi Toukabri, trois jeunes tunisiens qui ont accepté de parler des rêves de leur âge, de leurs inquiétudes aussi.

Présentation de notre série : Tunisie, où vas-tu ?

Le Ben’s est logé juste en face de la grande synagogue du quartier Lafayette, l’un des plus affairés du centre de la capitale. C’est la fin de l’après-midi. On entend la sirène du tramway, les cris des potaches à la sortie des écoles et bien sûr, s’échappant du soupirail du Ben’s, les vocalises des musiciens du sous-sol. « La jeunesse, c’est l’atout de la Tunisie » sourit Mohamed Guediri. « Toute cette imagination, cette inspiration, cet espoir… Je suis hyper optimiste. »

Foudroyé par une balle de sniper

Cheveux ras et joues mangées d’une fine barbe, le jeune homme de 27 ans n’a pourtant rien d’un candide. Avoir vu un ami foudroyé à ses côtés par une balle de sniper le 13 janvier 2011, la veille de la chute de l’ex-dictateur Ben Ali, l’a définitivement vacciné contre l’ingénuité. Mohamed était alors un rappeur révolutionnaire, aux avant-postes de l’agitation. Sept ans après, il est un militant de la société civile de cette jeune Tunisie démocratique. « Mon engagement, dit-il, c’est pour rendre hommage à mon ami tué en 2011 ».

Cité’Ness, l’association qu’il préside, mutliplie les projets d’activités sociales, culturelles et économiques au sein de la jeunesse. Parmi ceux-ci : un atelier de formation au court-métrage pour des jeunes en difficultés dans le quartier populaire de Douar Hicher ; ou des prestations de théâtre de rue sur l’avenue Bourguiba, la principale artère de Tunis qui court de la Médina au bord de mer.

C’est là une des forces de cette Tunisie qui, entre percées audacieuses et tentations du recul, éprouve sa liberté fraîchement conquise. Avec un vivier de près de 20 000 associations – dont 5 000 seulement sont réellement actives – la société civile tunisienne est d’un dynamisme qui n’en finit pas d’étonner les observateurs de passage. Elle est l’une des heureuses nouvelles de la révolution de 2011. « Les temps ont changé, insiste Mohamed. Regardez cette liberté d’expression ! Sous Ben Ali, nous n’aurions pas pu ainsi discuter dans un endroit public. »

Aspirations déçues

Aux côtés de Mohamed sur la terrasse du Ben’s, Hamdi Toukabri, alias « Ryder », est coiffé d’une gigantesque casquette et porte une barbe de hipster. Il est DJ, l’un de fondateurs de Downtown Vibes, un « collectif » qui a commencé à se produire sur les toits d’immeuble, mêlée musicale sous les étoiles, avant de se faire une place dans les boîtes. Le troisième de la bande, Ghassène Yahyaoui, alias « Gaston », bonnet gris enfoncé jusqu’aux oreilles, est aussi un des animateurs de Downtown Vibes.

Le trio porte un jugement plutôt pondéré sur l’évolution de leur pays. Ils brûlent de mille aspirations souvent déçues, sur la question de l’emploi par exemple, mais ils font la part des choses. « Après plus de cinquante ans de dictature, l’arrivée de la démocratie a été un choc, explique Ghassène-Gaston. C’est parti dans tous les sens. Il faut être patient, cela prend du temps. » Mohamed Guediri opine : « Construire quelque chose de solide ne se fait pas du jour au lendemain. » Sont-ils inquiets des fâcheux signaux, ici et là, qui semblent trahir l’intention de certains pans de l’appareil d’Etat de resserrer les vis ? Ces signaux-là ne leur plaisent guère, eux qui bénéficient au premier chef de ces espaces de liberté arrachés après 2011, mais ils ne croient pas au risque d’un retour à l’ancien régime. « Il n’y aura pas de retour en arrière, s’exclame Ghassène-Gaston. Le peuple tunisien s’est réveillé, il n’acceptera jamais un retour de la dictature. »

Reprendre la main sur la société civile

Ces fâcheux signaux, Mohamed les perçoit bien dans la vie associative. Si Cité’Ness ne rencontre aucune difficulté dans ses activités, il revient à ses oreilles qu’il devient de plus en plus difficile de créer de nouvelles associations. « Les candidats se voient objecter par l’administration que d’autres associations travaillent déjà sur le même secteur. » Le climat s’est légèrement brouillé. Depuis deux ans, le gouvernement explore la possibilité d’amender dans un sens restrictif le décret-loi 88 datant de 2011 qui a libéré l’espace associatif en Tunisie. Officiellement, il s’agit de mieux détecter, et donc d’interdire, les associations pouvant servir de canal de financement du terrorisme, une préoccupation qui a gagné en acuité à la suite de la sanglante année 2015 marquée par de nombreux assauts djihadistes.

« Le gouvernement reconnaît que la société civile est une richesse pour la pérennité du processus démocratique, rassure Mehdi Ben Gharbia, le ministre en charge des relations avec les instances constitutionnelles, la société civile et les organisations des droits de l’homme. Mais il existe des craintes sur des financements étrangers. Nous demandons juste qu’ils soient rendus publics, nous demandons la transparence. »

Repli tactique

L’argument ne rassure pas complètement les associations, notamment celles qui jouent un rôle de lanceurs d’alerte. A leurs yeux, le projet de réforme du décret-loi 88 semble avant tout motivé par le souci de l’Etat, ou en tout cas de certaines de ses structures, de reprendre la main sur une société civile devenue trop incisive. « Cette histoire de financement du terrorisme est une fausse excuse car il existe déjà des lois contre le blanchiment d’argent, affirme Selim Kharat, président d’Al-Bawsala, une organisation qui milite pour plus de transparence dans la vie publique. Le fond du problème, c’est que cette société civile a pris trop de place aux yeux de certains. »

Face à la levée de bouclier d’une partie du monde associatif, le gouvernement a opéré un repli tactique. La réforme du décret-loi 88 est provisoirement mise sous le boisseau. « Il faut prendre le temps, y aller doucement pour convaincre les plus réticents », indique Mehdi Ben Gharbia.

Sur la terrasse du Ben’s, le trio de copains est maintenant rejoint par Wissal Bettaibi, chevelure de jais lui roulant dans le cou. Professeure d’anglais dans une école privée, Wissal sort juste d’un cours, un peu essoufflée. Quand on l’interroge sur son état d’esprit face à l’évolution de la Tunisie, elle répond : « Optimiste hésitante ». Hésitante ? « L’énergie de la jeunesse tunisienne me donne beaucoup d’espoir, explique-t-elle. Mais la politique m’inquiète. Les choses ne sont pas très claires. » Et il y a ce chômage des jeunes, persistant. « J’ai des amis qui sont au chômage depuis dix ans, précise-t-elle. Il y a eu tant de fausses promesses ». Malgré tout, elle continue d’« y croire ». La preuve : elle avait une occasion de terminer ses études – un master d’anglais – au Canada mais elle a préféré rester au pays. « On est bien ici malgré toutes les difficultés. Et en plus, elle est belle notre Tunisie. »

Sommaire de notre série Tunisie, où vas-tu ?

Présentation de notre série : Tunisie, où vas-tu ?

Sept ans après la révolution de 2011 en Tunisie, Le Monde Afrique dresse un bilan de la transition démocratique en six épisodes.