Editorial du « Monde ». Les dirigeants des pays du Golfe se sont assez lamentés sur l’incompétence de Washington et le désastre engendré par l’invasion de l’Irak en 2003 pour qu’ils ne fassent pas preuve d’un minimum de lucidité sur leur propre fiasco au Yémen.

Dernier épisode en date de la longue descente aux enfers de l’ancienne « Arabie heureuse » : la prise du port d’Aden par des milices locales apparentées au mouvement séparatiste sudiste. Il y avait déjà deux ­Yémens. Celui contrôlé par les rebelles houthistes, qui tiennent la capitale Sanaa et la plus grande partie des hauts plateaux du Nord. Et celui sous contrôle du gouvernement légitime, qui s’étire le long du littoral sud et ouest, ainsi que dans le désert oriental et quelques poches au nord. Un troisième Yémen émerge désormais, à Aden, mais aussi à Moukalla, à l’extrémité orientale du pays, où les séparatistes sudistes étendent leur emprise. Sans compter les « zones grises » où Al-Qaida prospère.

Ironie de l’affaire, la dislocation du pays, et en particulier l’émergence du mouvement sudiste – qui a des racines profondes dans l’histoire yéménite –, est le fruit des divergences d’approche entre l’Arabie saoudite et les Emirats arabes unis, les deux principaux membres de la coalition arabe intervenue en mars 2015 au Yémen pour refouler la menace présentée par les houthistes, soutenus par l’Iran chiite, le grand rival régional des pétromonarchies sunnites. Abou Dhabi, qui n’a pas confiance dans le président en exil Abd Rabbo Mansour Hadi, hébergé et protégé par Riyad en raison de ses liens avec les Frères musulmans, n’a de cesse de saper son autorité, déjà branlante. L’Arabie saoudite laisse faire, par un mélange de nonchalance et d’incompétence.

Plus de 10 000 morts

Cette guerre, l’Arabie saoudite l’a décidée sans concertation avec ses alliés, à commencer par les Etats-Unis. En mars 2015, Barack Obama était encore à la Maison Blanche et ses relations avec Riyad étaient au plus bas. La monarchie saoudienne, prise en mains par les « faucons » entourant Mohammed Ben Salman, le jeune prince héritier et fils du nouveau roi Salman, soupçonnait le président américain de vouloir sacrifier la sécurité de ses alliés traditionnels dans le Golfe à un accord sur le programme nucléaire iranien, alors en cours de négociations. Pour ne pas les compromettre, Obama aurait fermé les yeux sur les menées de Téhéran aux portes du royaume saoudien.

Avec leur campagne au Yémen, les dirigeants saoudiens voulaient prouver qu’ils étaient capables de mener seuls leur propre politique dans leur pré carré. Le résultat est un fiasco. Les infrastructures du Yémen, le plus pauvre des pays arabes, ont été détruites méthodiquement par les bombardements aériens de la coalition arabe. Le bilan des pertes civiles dépasse les 10 000 morts, le chiffre officiel donné par l’ONU depuis un an et demi. Le blocus du pays par les puissances arabes a provoqué la « pire crise humanitaire de la planète », selon les Nations unies : 7 millions de personnes, soit un quart de la population, sont au bord de la famine ; 1 million ont été touchées par le choléra. Les fronts piétinent et le gouvernement de M. Hadi, toujours en exil à Riyad, où son entourage s’enrichit de juteux trafics, n’a quasiment aucun contrôle sur le pays.

Il est temps de rappeler à l’Arabie saoudite – et aux Emirats arabes unis – que la guerre au Yémen implique sa reconstruction. Et que Riyad portera, pendant les décennies à venir, le fardeau d’un voisin détruit et de millions de miséreux à sa frontière.