Espions sur la Tamise (1944) est le troisième des quatre films de propagande antinazie tournés à Hollywood par Fritz Lang, dix ans après qu’il eut quitté l’Allemagne hitlérienne. Adapté d’un roman d’espionnage de Graham Greene, Ministry of Fear (1943), le film, réédité par Elephant Films dans une belle copie haute définition, était déconsidéré par le maître, auquel un scénario, des dialogues et des acteurs furent imposés par la Paramount.

Il n’est pourtant pas impossible d’y voir, aujourd’hui, un film éminemment « langien », et sans doute, avec Cape et Poignard (1945), l’un des plus beaux de cette série. Car, contrairement aux Bourreaux meurent aussi (1943), le propagandisme est ici dissous dans un substrat paranoïaque qui en brouille les lignes de partage.

Le véritable sujet du film n’est pas tant la lutte contre le nazisme que le sentiment d’une folie plus générale

A ce titre, le véritable sujet du film n’est peut-être pas tant la lutte contre le nazisme, lointainement investie, que le sentiment d’une folie plus générale, celle d’un monde en guerre dont la ­cohérence s’estompe sous les jeux de la clandestinité et de la dissimulation. Le récit démarre d’ailleurs au sein d’un asile, dont les portes s’ouvrent sur l’extérieur pour relâcher son protagoniste.

Stephen Neale (Ray Milland), à peine sorti d’internement, fait un détour inopiné par une kermesse de bienfaisance et en repart muni d’un lot – un gâteau – qui lui vaut d’être poursuivi. De retour à Londres, alors sous le feu des bombardements, il découvre que l’œuvre caritative dissimulait un groupuscule d’espions nazis sur le point de capter des documents importants. Neale, que les circonstances accusent, se retrouve pris dans une machination qui engage son identité mais aussi sa conscience.

Film à double détente

Espions sur la Tamise fait partie de ces films langiens à double détente, qui racontent quelque chose en surface (la course de Neale pour confondre les espions) et autre chose en profondeur (la guerre de tous contre tous, l’ère du soupçon et de la surveillance). Neale ne quitte un asile que pour se retrouver piégé dans une série d’espaces clos, qui fonctionnent comme des théâtres de faux-semblants.

A chaque fois, la réalité déraille à cause d’un détail qui ne cadre pas, d’un signe récalcitrant, trahissant un mouvement occulte, comme si le visible n’était qu’une grande conspiration. Plus le film avance, plus le monde traversé semble sorti du même asile que son héros.

Dans cet univers instable, la mise en scène est toute-puissante, puisque c’est la réalité qui apparaît comme une mise en scène

Dans cet univers instable, la mise en scène est toute-puissante, puisque c’est la réalité elle-même qui apparaît comme une constante mise en scène. Le plus frappant étant le rôle qu’attribue Lang aux jeux ­intensément contrastés d’ombre et de lumière. Ici, c’est la possibilité même de déchiffrer la réalité qui dépend des alternances de la lumière, tandis que les ténèbres font planer une suspension du sens. De même, la mort n’advient qu’avec l’arrivée de la lumière et des faisceaux qu’elle projette. Dans un passage célèbre, un appartement est soudain plongé dans un noir complet : l’image est percée tout à coup par un infime point de lumière, celui d’un coup de feu tiré à travers une porte et signalant la mort d’un adversaire.

Tout le ­génie de Lang réside dans cette soudaine trouée de l’image, sachant conduire le cinéma au paroxysme de ses capacités de figuration et d’abstraction mêlées.

Bande-annonce (Trailer) Espions sur la Tamise (Ministry Of Fear) HD / VOSTFR
Durée : 02:23

Film américain de Fritz Lang (1944). Avec Alan Napier, Ray Milland, Marjorie Reynolds (1 h 26). Combo Blu-ray + DVD, Elephant Films, 19,99 €.