Un des seize colosses qui se dresse sur la route de Wander, héros faustien dans un monde fantastique désolé. / Sony

Dans Shadow of the Colossus, en pressant les touches triangle et R1 en même temps, Wander, le héros, chevauche sa monture, épée brandie vers le zénith. Dans n’importe quel jeu d’heroic fantasy, un tel geste annoncerait un violent coup de lame contre un gobelin des bois ou un elfe de sang un peu trop bougon. Pas ici, pas dans un jeu de Fumito Uedo, créateur d’Ico (2001) et de The Last Guardian (2016), chantre du jeu vidéo éthéré.

Cette arme blanche que soulève le personnage a pour fonction de refléter la lumière du soleil. Et d’aiguiller le chevalier maudit dans le vaste paysage qu’il arpente. Son épée, c’est une boussole dans un vaste monde désolé. Une des nombreuses particularités de Shadow of the Colossus, un des jeux les plus marquants de l’histoire du jeu vidéo, sorti sur PlayStation 2 en 2005 et réédité sur PlayStation 4 mercredi 7 février.

Cette version ravalée et mise aux standards visuels actuels – 1080 p, 30 images/seconde et 4K et 60 images/seconde sur PlayStation 4 Pro – ne trahit rien du chef-d’œuvre d’origine, mais se contente juste de l’embellir. La nature est plus généreuse encore, les différentes séquences se rapprochent davantage d’un film d’animation, l’univers gagne un peu plus encore en immersion, sans rien oublier de son identité. Offrant une occasion idéale pour le redécouvrir.

Ruines majestueuses

A l’image de cette simple séquence, Shadow of the Colossus échappe au contrat classique des jeux d’aventure à l’univers médiéval-fantastique. Ici, la majesté s’accompagne de solitude et l’épopée d’errance. Si ce n’est son fidèle destrier, quelques rares silhouettes spectrales et une voix divine autoritaire susurrant une langue inconnue, le monde dans lequel évolue Wander est vide et inhabité.

Shadow of the Colossus - PS4 Trailer | E3 2017
Durée : 01:38

C’est un tombeau à ciel ouvert, verdoyant et malade, aux falaises griffées par le temps et aux ruines sablées par le vent, qui diffuse dans son silence majestueux la beauté mélancolique des paysages désertés. Peu de jeux avant lui ont su évoquer avec tant de force ce sentiment d’une nature immensément belle, folle, écrasante.

Tauromachie fantastique

Et puis, il y a les colosses. Seize colosses, lents, gigantesques, gardiens assoupis d’un monde sans vie ni menace. C’est eux, qu’arc et épée à la main, Wander doit escalader et mettre à mort, au nom d’une promesse divine, celle de ressusciter sa princesse en échange de la démolition des géants. Seize créatures opiniâtres, tantôt bipèdes ou animales, faites de cuir, de touffes et de granit, qu’il va s’agir de traquer, d’escalader, puis enfin d’abattre, l’épée plantée au sommet de leur crâne.

Dans la plupart des jeux d’aventure, les boss sont des antagonistes haïssables, et leur combat, des rites initiatiques se traduisant par une porte qui s’ouvre, ou un nouveau pouvoir. Ici, rien de tout cela. La rencontre avec chaque colosse s’apparente à une séquence de tauromachie fantastique.

Wander n’est pas un chevalier héroïque ; c’est un insecte qui approche sa proie, l’arpente, la harcèle de son dard, avant de l’achever, non par justice, mais par contrat. Il faut voir ces géants se débattre sous les coups d’épée, molosses végétaux perclus de douleur et d’énervement, et le héros valser au vent, à peine retenu à sa proie par un poignet farouchement agrippé à sa crinière.

Ici, nulle escrime, nulle grâce, mais un mano a mano sauvage et cruel où s’opposent les grands gestes incontrôlés de bêtes géantes blessées, et l’obstination d’un chevalier devenu pou, devenu tique, avant de se faire matador. Shadow of the Colossus n’est pas un jeu d’heroic fantasy glorifiant la beauté romantique de l’arme blanche, mais une corrida faustienne dans un monde mélancolique.

« Gambaru »

Au plus fort de l’action, menacé par le gigantisme de sa proie, Wander se fait acrobate. Une des idées fortes du jeu, celle de transformer les quelques ennemis en échafaudages vivants à escalader, l’amène régulièrement à peser les distances, se suspendre aux corniches, s’accrocher à la fourrure de sa cible. Le doigt crispé sur la gâchette R2, l’œil inquiet rivé à la jauge d’endurance, le joueur cherche à tenir, se tenir, jusqu’aux crampes, puis jusqu’à lâcher prise, tomber et remonter, Sisyphe au pied d’un colosse, l’index tout crispé.

Une astuce de game design qui réussit à traduire une des notions les plus constitutives de la culture japonaise, le gambaru – éloge de la persévérance, de l’acharnement, de la victoire dans l’effort et la souffrance. Peu de jeux traduisent ainsi avec autant de force l’opiniâtreté d’un affrontement, et l’obstination maladive d’un héros, autant que ce contact physique aussi permanent qu’ambigu – survivre, c’est s’accrocher à sa proie.

C’est peu dire que le second titre dirigé par Fumito Ueda a durablement marqué l’industrie du jeu vidéo. Il est à l’origine de toute une lignée, qui de Journey à The Witness, partagent avec lui sa philosophie de la conception par la soustraction : alléger le jeu de tout superflu, le désosser de ses interfaces encombrantes et de ses explications bavardes, pour atteindre une forme d’immersion et d’expressivité pures. C’est aussi à Shadow of the Colossus que l’on doit le renouveau des jeux d’escalade - d’Uncharted qui fera des corniches l’une des ponctuations les plus récurrentes de son aventure, à The Legend of Zelda : Breath of the Wild, qui prolongera le gigantisme de ses reliefs et lui empruntera ouvertement son système d’endurance.

En bref

On a aimé :

  • Le jeu vidéo façon grand maître de l’animation
  • Des colosses tous mémorables
  • L’audace de ce monde dépeuplé
  • Ecrire un texte super pompeux

On n’a pas aimé :

  • Aucune version sur console Ouya
  • La caméra abuse parfois du chouchen

C’est plutôt pour vous si :

  • Vous aimez Zelda, Miyazaki, Moebius et Prince of Persia
  • Vous voulez goûter à l’un des jeux vidéo les plus influents de la PlayStation 2
  • Vous avez fini The Legend of Zelda : Breath of the Wild et tenteriez bien son grand cousin
  • Vous n’avez rien contre les aventures assez courtes – 6-7 heures.

C’est plutôt pas pour vous si :

  • Vous aimez dézinguer du gobelin et de l’elfe de sang
  • ... et mettre des frappes en lucarne
  • Vous êtes un colosse

La note de Pixels
Colossal/10