Tout semble protégé chez Valentin Sendegeya. Derrière une clôture en pierres, des rideaux imprimés de grosses roses filtrent les regards. Des bâches en plastique couvrent les murs du salon pour éviter la poussière. Contre le pourrissement, les planches de la maisonnette sont enduites d’huile. Dans l’immense périphérie de Goma, principale ville de l’est de la République démocratique du Congo (RDC), le ciel plombé de la saison sèche se reflète dans le sol couleur de cendre des ruelles creusées dans la roche du volcan Nyiragongo, donnant au quartier Majengo des teintes sinistres.

En 1997, Valentin Sendegeya a quitté son territoire natal de Rutshuru pour vivre ici avec son épouse, Consolée Ndabonimpa. « C’est comme si nous étions en deuil », dit l’ancien fonctionnaire de 47 ans au front strié de petites cicatrices, les sourcils toujours froncés. Voilà deux semaines que leur fille de 11 ans, Vanessa, n’est pas rentrée de l’école. « Elle a disparu la veille de l’examen », insiste le père, l’air désespéré. La mère reste silencieuse.

« L’enlèvement est devenu monnaie courante »

On ne sait pas qui a enlevé Vanessa. Aucune demande de rançon n’a été faite. Valentin Sendegeya a lancé des communiqués, frappé en vain à la porte des églises, des ONG et des radios. Il y a eu des appels, de faux témoignages. Des voisins insinuant qu’il fallait donner environ 2 000 dollars (1 636 euros). Des pasteurs qui voulaient bien, contre des unités téléphoniques, jouer les intermédiaires avec des ravisseurs qu’ils ne connaissaient pas. Valentin Sendegeya s’est résolu à proposer une récompense : « Ces derniers temps, c’est l’argent qui compte. L’enlèvement est devenu monnaie courante. »

Puis les visions d’une vieille femme de Majengo ont relancé l’espoir. Elle disait que l’enfant, retenue dans une maison, réapparaîtrait avant un mois. Les parents lui ont donné quelques billets. Ils ont dit aux six frères et sœurs de Vanessa qu’elle allait revenir. Mais pour l’instant, à Majengo, personne n’a vu Vanessa ailleurs qu’en esprit.

Vanessa n’est pas la seule enfant kidnappée dans les quartiers populaires de Goma. Le phénomène s’est fait connaître en janvier 2017 et se poursuit depuis. Des dizaines de cas ont été mentionnées depuis le printemps par les médias locaux, sans véritable recensement. « A Goma, il y a eu les pillages pendant la guerre. Puis les viols de nos femmes. Ensuite, les kidnappings d’adultes. Maintenant, on enlève des enfants », dit Valentin Sendegeya. Le 25 janvier, plusieurs centaines d’élèves de l’Institut Majengo, un établissement scolaire, ont manifesté après l’enlèvement, trois jours plus tôt, d’un des leurs.

Mosaïque de peuples, de langues et d’histoires, la capitale de la province du Nord-Kivu gonfle au rythme des déplacements de populations fuyant les violences des collines environnantes. A moins de 50 km de la ville, des villageois sont tués, des récoltes pillées, des prêtres, des paysans ou des humanitaires enlevés. L’armée et de multiples milices, entretenues ou simplement abandonnées à leur sort, maintiennent une tension permanente depuis deux décennies. A tel point que Goma est devenue le quartier général de la Monusco, la mission des Nations unies en RDC, en place depuis 1999.

« La sécurité, c’est pendant la journée »

Mais désormais, on kidnappe là où l’on se croyait à l’abri. En novembre 2015, Valentin Sendegeya a été enlevé lui aussi, jeté devant un cimetière, les yeux bandés. A-t-on visé sa fille parce qu’il a été candidat aux législatives à Majengo ? « Je ne sais pas, dit-il d’un air lassé. Si les ravisseurs veulent de l’argent, ils ont mal tapé. Nous mangeons une fois par jour. L’argent gagné ici ou là, c’est pour payer l’école des enfants. Aujourd’hui, nous mettons tout entre les mains de Dieu. »

Comme Majengo, le quartier Keshero fait partie de la « zone rouge » délimitée par la Monusco : la partie de Goma où des tirs déchirent le silence de la nuit et dont les habitants ne sortent plus après 18 heures. Des bicoques en bois entourées de bananiers voisinent de lourdes maisons à toits pointus et portails en fer.

Une bande de jeunes bavarde entre un salon de coiffure qui rase pour 1 000 francs congolais (0,50 euro) et un étal de chaussures européennes d’occasion. « Je suis là depuis six mois, mais personne ne me connaît », s’exclame l’un, venu de Bukavu, la ville située de l’autre côté du lac Kivu. « Avant, les hommes du quartier se réunissaient. Maintenant, tout le monde s’est dispersé pour chercher de l’argent ici ou là », ajoute un autre. Et de dire en chœur : « La sécurité, c’est pendant la journée. Ici, il n’y a ni la police, ni l’ONU. » Les casques bleus ne patrouillent pas au-delà du centre-ville, où les expatriés, les grands commerçants et les hommes politiques donnent leurs rendez-vous dans les hôtels hors de prix qui bordent le lac : la partie de Goma qui sort le soir et rentre dormir en 4x4.

Si cet autre monde a lui aussi grandi avec la guerre, il n’a pas peur des enlèvements. Les hélicoptères de la Monusco et les pick-up de casques bleus fusil au poing donnent à Goma des airs de camp retranché qui aurait oublié de quelle menace il se protège. Humanitaires et businessmen se rassemblent tous les mercredis autour des cocktails du Chalet, un somptueux hôtel au bord du lac. Ceux qui le peuvent vivent de l’autre côté de la frontière rwandaise, à Rubavu, où les loyers sont moins chers et la sécurité mieux assurée.

La nuit approche, les grands de Keshero font signe aux petits de rentrer à la maison. Les enfants du quartier sont nombreux. Ils portent des sacs de manioc et des bidons d’eau dans leurs bras, sur leur tête ou à bord des chikudu, des trottinettes de bois géantes. Ils passent à la queue leu-leu en agitant des drapeaux noirs faits d’une branche et d’un sac plastique. Ils ont des ballons de chiffons, des cordes à sauter en lambeaux. Certains ne jouent plus dehors. Comme Mugisha, 6 ans, kidnappé le 17 mai par des hommes à moto et retrouvé douze jours plus tard. Depuis, ce garçon au tee-shirt couvert de dinosaures reste dans la maison familiale en travaux, bâtie en face de celle, immense et rouge, d’un député local. Trois autres enfants ont été kidnappés à Keshero, dont Charles, 10 ans. Il a été retrouvé égorgé dans la rue.

Les procès sont rares

« Les ravisseurs nous ont demandé 5 000 dollars par SMS, mais nous avons négocié pour baisser à 1 000 », raconte la tante de Mugisha, une jeune femme en pagne qui agite les sourcils et le front en parlant. La famille a rassemblé l’argent auprès des voisins et des amis. La somme collectée a été envoyée par transfert via le service d’Airtel, le leader du marché congolais. Puis Mugisha est revenu, le visage ensanglanté. Il a raconté avoir été retenu dans une maison de planches, derrière un camp de soldats démobilisés. « Nous n’avons pas confiance dans l’Etat. Si on attrape des ravisseurs, on les brûlera avec des pneus », menace la tante. Elle ne se rappelle plus ce qu’est la Monusco.

En août 2017, trois personnes ont été condamnées à vingt ans de prison pour kidnapping d’enfants, mais les procès sont rares à Goma. Me Jean-Paul Lumbulumbu, un avocat inscrit au barreau de Kinshasa mais qui a grandi ici, est monté au créneau au bout du neuvième cas. Ce quadra élégant et beau parleur est devenu la référence de la ville sur le dossier. Il a demandé la création d’un comité de surveillance et de réunir les services de l’Etat et les sociétés de téléphonie mobile, accusées par la population de complicité avec les ravisseurs. Il espère aussi que son combat aidera sa candidature aux prochaines élections locales.

Deux semaines après l’enlèvement de Vanessa, un garçon nommé Abubakar a indiqué où l’enfant se trouvait : « Dans une maison de femmes libres, près de la frontière rwandaise », raconte le jour même Valentin Sendegeya, ému par la nouvelle. Toute la famille fait le chemin jusqu’à la maison de la vieille femme de Majengo pour la remercier. Le père de famille ne portera pas plainte. Il ne veut plus savoir qui a enlevé sa fille. Vanessa, assise sur un banc, a le regard perdu et n’a pas dit un mot depuis sa libération. « Au Congo, c’est compliqué, dit son père. On peut me causer des ennuis en me demandant comment j’ai récupéré mon enfant. »