Les Japonais appellent ça un kusoge, un « jeu de merde ». On pourrait sans doute parler aussi de nanar, à la façon de ces films tellement mauvais qu’ils en deviennent amusants, voire attachants.

Hong Kong 97 est de ceux-là. Sorti en 1995 sur Super Nintendo et développé par le mystérieux studio japonais HappySoft Ltd., il fait depuis des années l’objet de vidéos sur Youtube, de nombreux messages sur des forums du monde entier, qui s’émeuvent de l’effarante bêtise de ce jeu dans lequel le joueur apprend qu’il est là pour « éradiquer 1,2 milliard » de Chinois.

Voilà qui intrigue : comment un jeu aussi laid, aussi raciste, aussi raté a-t-il pu voir le jour ? La réponse est finalement venue des colonnes du quotidien hongkongais South China Morning Post, qui a pu obtenir, le 20 janvier, ce qu’il présente comme la première interview du créateur du titre, Yoshihisa Kurosawa.

Hong Kong '97 Footage
Durée : 01:54

Une photo insoutenable

Il faut d’abord, pour comprendre l’aura de mystère et de soufre qui entoure Hong Kong 97, raconter à quoi ressemble une partie.

Hong Kong 97 est un jeu de tir sur cible mouvante, sorte de lointain descendant de Space Invaders, dans lequel les vilains extraterrestres sont remplacés par des militaires et des civils chinois. Le jeu est absurdement difficile, mal traduit, et sa bande-son (les cinq premières secondes, en boucle, d’une comptine maoïste) est insoutenable.

Mais le plus gênant, c’est encore son scénario. Programmé deux ans avant la rétrocession de Hongkong à la Chine, il décrit un futur apocalyptique dans lequel « une horde d’affreux rouges » fond sur la ville. « Le taux de criminalité s’envole, Hongkong est ruiné ! » Dans l’univers du jeu, le gouvernement décide de faire appelle à Chin, présenté comme un « parent de Bruce Lee », qui ressemble comme deux gouttes d’eau à Jackie Chan. « Chin est une machine à tuer : anéantissez 1,2 milliard de ces communistes ! »

Le jeu n’a pas vraiment de but. On ne peut pas gagner, même en venant à bout de l’ennemi principal, une tête géante et sanguinolente de l’ancien leadeur chinois Deng Xiaoping, transformé en « arme ultime ». En revanche, on perd à la moindre erreur. Et la sanction est terrible : sur l’écran de « game over », une insoutenable photo d’un véritable cadavre.

Le joueur doit éviter tant bien que mal militaires, civils et voitures chinoises. / HappySoft Ltd.

Une popularité mondiale

Certains ont pu voir en Hong Kong 97 « le pire jeu du monde », ou en tout cas de la bien-aimée Super Nintendo. Une agression visuelle et auditive, fruit du travail bâclé d’un studio dénué de tout talent et, plus grave encore, de tout bon goût.

Le jeu est régulièrement redécouvert par les internautes. D’abord au Japon. En 2004, le site japonais Mukunob poste par exemple une série de captures d’écran, évoque un « malaise ». « Il n’est pas exagéré de dire que c’est le côté sombre de l’industrie du jeu », regrette l’auteur de l’article, qui présente au passage ses excuses au peuple chinois.

Mais Hong Kong 97 s’exporte aussi à Taïwan, où ses mauvais sous-titres mandarins amusent. A tel point qu’une parodie encore plus obscure, Taiwan 2001, y voit le jour.

Un petit culte naît également en Thaïlande, et beaucoup plus tard, des vidéos britanniques, brésiliennes et surtout l’épisode que lui a consacré la star américaine Angry Video Game Nerd lui assureront une popularité mondiale.

Hong Kong 97 - Angry Video Game Nerd - Episode 134
Durée : 12:47

Les rumeurs les plus folles naissent : il paraît que la musique peut provoquer une transe, ou laver des cerveaux. Que le jeu serait une dénonciation du massacre de la place Tian’anmen. Que le cadavre serait celui du boxeur polonais Leszek Blazynski (suicidé le 6 août 1992, date qui apparaît sur la photo). Que le jeu annonçait, avec deux ans d’avance, la mort de Deng Xiaoping, présenté comme un mort-vivant. Sans parler de la mention incongrue, dans le générique de fin, de la soi-disant participation de l’ambassade canadienne.

La plupart s’en doutent : Hong Kong 97 est un jeu non officiel, qui a été uniquement distribué sous le manteau. Et aussi malsain soit-il, aucun message caché n’y est dissimulé, selon son auteur. « J’ai tout inventé, sans y réfléchir », a assuré Yoshihisa Kurosawa au South China Morning Post.

« L’industrie me rendait malade »

Fin du suspense : « Mon but était de faire le pire jeu possible », reconnaît Yoshihisa Kurosawa. Aujourd’hui âgé de 46 ans, il édite Six Samana, une collection de livres électroniques documentant ses voyages à la façon d’auteurs « gonzo », comme Hunter S. Thompson. Il vit entre Phnom Penh et Tokyo, se définit comme un ancien passionné d’informatique, de jeux vidéo et, plus encore, de piratage.

C’est d’ailleurs cette passion qui est à l’origine de Hong Kong 97. Au début des années 1990, il vit à Hongkong, qui est alors pour quelques mois encore une colonie britannique. Fauché, il s’occupe en errant dans les supermarchés. C’est là qu’il découvre le Majikon, accessoire pour Super Nintendo capable de lire des jeux amateurs stockés sur de simples disquettes. Le tout sans la moindre autorisation de Nintendo, qui finira d’ailleurs par faire interdire la machine.

Le joueur incarne Chin, « un parent de Bruce Lee », ressemblant comme deux gouttes d’eau à Jackie Chan. / HappySoft Ltd.

« La façon dont l’industrie du jeu vidéo fonctionnait me rendait malade », explique aujourd’hui Yoshihisa Kurosawa au South China Morning Post. Lui, à l’époque, envisage de développer des jeux, mais a en horreur Nintendo, qui verrouille l’essentiel de la production de jeux sur console. Une production qu’il trouve uniforme et ringarde.

« C’était impossible de sortir son propre jeu en indépendant, on était forcément soumis à des règles et à des standards éthiques. »

La découverte du Majikon va lui permettre de s’en affranchir : il va mettre, dans un jeu, tout ce qui serait impensable dans un jeu Nintendo. Un jeu extrême, « comme ceux venus d’Europe. Un jeu fauché et vulgaire, qui se moque de l’industrie ».

« Par certains aspects, la société hongkongaise était plus avancée que celle du Japon. De l’autre, la Chine semblait être un monde de sauvages. Je me suis dit : qu’est-ce qu’il se passerait si les deux se rencontraient ? »

« Le lendemain, c’était fini »

Mais si le but de Yoshihisa Kurosawa était de faire un jeu « provoc », il n’avait pas pour autant l’intention d’en faire un mauvais. Même s’il reconnaît que l’idée de faire un jeu raté l’amusait aussi.

« Le jeu final ne représente qu’un dixième de ce que j’avais l’intention de faire. Mais on n’avait pas le temps, ni l’argent, ni la permission. » Alors, en l’espace de deux jours, Yoshihisa Kurosawa met la main sur des photos de Jackie Chan, de Deng Xiaoping et, visiblement, de cadavre – point sur lequel il refuse de s’exprimer. Il exhume chez un petit disquaire de Shanghai Street un chant nationaliste sur LaserDisc, dont il extrait quelques secondes. Et donne le tout à un ami développeur au sein du prestigieux studio Enix (Dragon Quest). HappySoft Ltd., c’est eux deux – et un étudiant étranger de passage pour les sous-titres anglais et chinois.

« Je pensais que ce serait juste une mode »

Sur le site de Six Samana, il reconnaît avoir été ivre pendant l’essentiel du processus de production. « On a bu des coups, et le lendemain, Hong Kong 97 était plus ou moins fini », explique-t-il au South China Morning Post.

Grâce à des tests dans des magazines alternatifs qu’il rédige lui-même sous pseudonyme, quelques disquettes de Hong Kong 97 trouvent preneurs en vente par correspondance. La vie commerciale du jeu fut courte : quelques mois seulement s’écoulent avant que Yoshihisa Kurosawa ne passe à autre chose.

Mais l’histoire ne s’arrête pas là. Comme beaucoup de jeux amateurs, Hong Kong 97 trouve une deuxième vie sur le marché parallèle, gravé sur des cartouches pirates, revendu dans des échoppes louches de toute l’Asie du Sud-Est. Des publications consacrées à ces jeux indépendants avant l’heure entretiennent le mythe, jusqu’à l’explosion d’Internet et sa progressive accession au rang d’œuvre culte : désormais, il est possible de télécharger le jeu en quelques clics et d’y jouer sur un émulateur Super Nintendo.

« Je pensais que ce serait juste une mode, mais l’intérêt pour Hong Kong 97 a l’air de s’amplifier année après année », semble regretter aujourd’hui Yoshihisa Kurosawa. Il explique recevoir des messages tous les jours à ce sujet sur Facebook, mais n’est pas à l’aise avec l’héritage de ce qui n’est, pour lui, qu’une farce vulgaire. « Les gens se posent trop de questions sur ce jeu, c’est sans fin. Alors je les ignore toutes. Honnêtement, j’aimerais que les gens l’oublient une bonne fois pour toutes. »