La Russie n’est pas aux Jeux olympiques de Pyeongchang : elle en a été bannie par le Comité international olympique (CIO) pour avoir mené « une attaque sans précédent dans l’histoire » contre l’intégrité sportive, en dopant ses athlètes et manipulant les contrôles antidopage aux précédents Jeux d’hiver, qu’elle organisait à Sotchi. Il y avait donc de quoi être désorienté, vendredi 9 février, au stade olympique de Pyeongchang lorsque, durant la cérémonie d’ouverture, une voix a présenté les « Athlètes olympiques de Russie » (AOR), une large troupe vêtue de gris défilant derrière un bénévole portant le drapeau olympique.

Cent soixante-huit « AOR » participent, depuis vendredi, aux épreuves olympiques, dont ils pourraient repartir avec une petite dizaine de médailles. Il y a quatre ans, la Russie avait fini les Jeux de Sotchi, premiers Jeux d’hiver dans l’histoire du pays, tout en haut du tableau des médailles, avec trente-trois récompenses. Mais l’artisan majeur de leur succès n’est pas en Corée du Sud.

Grygory Rodchenkov a changé d’apparence et d’identité et vit terré quelque part aux Etats-Unis. Les services secrets américains le pensent recherché par des tueurs. Depuis que le Comité olympique russe a été banni des Jeux olympiques, sa protection a été renforcée.

Depuis 1985, le professeur Rodchenkov, directeur du laboratoire antidopage de Moscou, aidait les sportifs russes à se doper en vue des Jeux olympiques. Pour ceux de Sotchi, il avait passé la vitesse supérieure : il supervisait les échanges d’échantillons d’une partie des Russes engagés, afin que l’urine recelant les produits dopants soit remplacée par une urine « propre ».

Rodchenkov : « La Russie reste un pays de dopés »

En 2015, Grygory Rodchenkov a fui la Russie tant qu’il était encore temps, avant, une fois réfugié aux Etats-Unis, de lever le voile sur ses manipulations, selon lui orchestrées par le ministre des sports Vitali Moutko avec l’aval de Vladimir Poutine.

Pour la première fois depuis la diffusion du documentaire « Icarus », reposant sur ses allégations, il apparaîtra dimanche 11 février à la télévision, dans l’émission « 60 minutes » de CBS. Enfin, presque : pour des raisons de sécurité, il porte un masque – et un gilet pare-balles sous ses vêtements. Peu après qu’a éclaté le scandale du dopage en Russie, les deux derniers directeurs de l’Agence russe antdidopage sont morts subitement, à deux semaines d’intervalle.

« Le Kremlin veut que j’arrête de parler », dit-il dans un extrait diffusé par la chaîne américaine. Le président Vladimir Poutine a récemment décrit Grygory Rodchenkov comme « un imbécile (...) qu’il est difficile de croire ».

« La mentalité [en Russie] reste la même : une mentalité de triche, de mensonge et de déni, a affirmé Grygory Rodchenkov à la télévision allemande ARD, dans une interview par téléphone diffusée cette semaine. Rien n’a changé. Rien. La Russie reste un pays de dopés. »

Examen scrupuleux

Les 168 athlètes russes participant aux Jeux de Pyeongchang – l’une a refusé « l’invitation » du CIO – ont toutefois subi un examen de leur passé, aussi scrupuleux que possible compte tenu du temps, un mois, imparti au panel de quatre personnes dirigé par l’ancienne ministre française des sports Valérie Fourneyron. Ils ont aussi été davantage contrôlés que leurs adversaires.

Sur les près de 400 noms soumis par le Comité olympique russe, plus de la moitié ont été rejetés par le panel, au nom, le plus souvent, de leur présence dans les dossiers du docteur Grygory Rodchenkov ou de leurs analyses présentes dans le LIMS (Laboratory Information Management System) du laboratoire de Moscou. Derrière cet acronyme se cachent les résultats authentiques des analyses effectuées ces dernières années en Russie. Le fichier a été transmis à l’Agence mondiale antidopage (AMA) par un lanceur d’alerte, à la fin 2017.

Le CIO a essuyé un camouflet avec l’annulation par le Tribunal arbitral du sport (TAS) de la suspension prononcée à l’encontre de vingt-huit athlètes russes. Mais vendredi, il a été réconforté par le refus du même TAS, mais un jury différent, de réintégrer 45 sportifs écartés par le panel de Valérie Fourneyron. La colère publique de Thomas Bach, président du CIO, à l’encontre du TAS après sa première décision n’a pas été étrangère à cette décision, estime-t-on à Lausanne... et à Moscou.

Il y a un « besoin urgent de réforme dans la structure interne du TAS pour parvenir à plus de qualité et de continuité dans les jugements », a estimé le dirigeant allemand à propos de cette institution que le CIO finance et dont le président, l’Australien John Coates, est de sa garde rapprochée.

Favoris en hockey et patinage artistique

Même sans la réintégration de ces 45 bannis, les athlètes russes constituent la troisième délégation de ces Jeux, derrière les Etats-Unis et le Canada. Officiellement absente de Pyeongchang, la Russie sera omniprésente, sur les épreuves, dans les tribunes et dans les discussions. Ses ressortissants sont favoris de deux des épreuves les plus médiatisées : le tournoi de hockey sur glace masculin et le patinage artistique féminin.

A la sortie du stade olympique, vendredi, dans la nuit réfrigérante de Pyeongchang, on pouvait croiser un groupe de personnes portant un uniforme aux couleurs de la Russie, le mot « Russia » brodé sur le dos. Une maison des supporteurs russes (officiellement baptisée Sports House), située à Gangneung, porte haut les couleurs du pays et affiche les visages de certains sportifs refusés à l’entrée de ces Jeux, comme le patineur de vitesse d’origine sud-coréenne Viktor Ahn. Les futurs médaillés « AOR » pourraient y être accueillis pour leurs obligations médiatiques.

« Le drapeau, l’hymne et toutes ces choses, ce n’est pas si important si vous avez [la Russie] dans votre cœur et dans votre tête, estime le double champion olympique de Sotchi, le patineur Maxim Trankov, présent à la Sports House comme d’autres anciennes gloires des sports d’hiver russes. Nous sommes tous des patriotes russes, tous des sportifs. Peu importe comment l’on nous appelle. »

Un retour dès la cérémonie de clôture ?

L’inconnue réside désormais dans le comportement des athlètes russes sur le podium lorsque l’hymne olympique sera joué à la place du leur. Fredonneront-ils ? Oseront-ils agiter un drapeau russe tendu par un spectateur, en violation des règles énoncées par le CIO ? Thomas Bach a promis la réintégration du comité russe dès la cérémonie de clôture des Jeux et la levée du drapeau tricolore, si « la lettre et l’esprit » de la décision de son comité exécutif étaient respectés.

La combativité juridique et la défiance, dans les propos, des dirigeants politiques et sportifs de Russie n’est pas le signe d’une acceptation de la décision du CIO, mais ce dernier s’est déjà montré conciliant par le passé avec cette grande puissance de l’olympisme. Quel que soit le résultat des athlètes « AOR », Moscou ne saura que le 25 février au soir, dans le stade olympique de Pyeongchang, si ses Jeux sont réussis.