Sur la chaîne La tronche en biais, l’analyse de la vidéo d’une anti-vaccin. / La tronche en biais / YouTube

Sur YouTube, Sylvain Cavalier est depuis juillet 2016 le « Debunker des étoiles ». Voilà un an et demi qu’il lutte sur sa chaîne aux 4 800 abonnés contre les théories du complot. Un an et demi qu’il fouille pour retrouver l’origine de ces rumeurs et pour les détricoter. « Avant », il était lui-même complotiste.

« Ça avait commencé avec une vidéo sur YouTube il y a quelques années. Un documentaire conspi sur la révélation des pyramides. Il avait éveillé ma curiosité, à tel point que je m’étais intéressé à d’autres théories, notamment celles autour du 11 septembre [2001]. Je croyais par exemple à la démolition contrôlée des tours [idée selon laquelle l’effondrement des tours aurait été causé par des explosifs et non par des avions de ligne]. »

Ce qui l’a « sauvé », c’est paradoxalement une énième vidéo conspirationniste. Celle-ci assure que personne n’a jamais mis un pied sur la Lune. Mais pour ce passionné d’astronomie, c’en est trop. Il refuse d’y croire.

Des enfants esclaves sur Mars ?! - BDD#3
Durée : 10:28

Jusqu’à un million d’abonnés

Sylvain Cavalier se rend alors compte que les techniques utilisées pour le persuader sont les mêmes que celles qui l’avaient convaincu pour le 11 septembre 2001 ou pour les pyramides. Il commence à douter, fait un « travail d’introspection », s’inscrit en master de défense et sécurité internationale, et prend conscience des mensonges qu’il a avalés. « On m’avait dit que les Etats-Unis s’étaient préparés en amont. Dans les faits, c’était faux. »

Quelques mois plus tard, devenu étudiant en école d’avocats, il lance sa chaîne YouTube, rejoignant le cercle des vidéastes spécialisés dans la démystification et « l’autodéfense intellectuelle ». Un cercle aux membres peu nombreux. Parmi eux, quelques Français comme la Tronche en biais, Hygiène mentale, le Defakator ou Temps mort. A l’étranger, les principaux vidéastes s’appellent Captain Disillusion, Myles Power ou Utopia Show. Ils comptent entre 25 000 et un million d’abonnés, pour un nombre de vues par vidéo oscillant de 200 000 à 73 millions.

Face à eux, des chaînes qui comptent souvent moins d’abonnés, mais qui sont bien plus nombreuses. Leurs vidéos aussi peuvent être très populaires. L’une d’entre elles, qui raconte qu’Emmanuel Macron est l’Antéchrist, cumule plus de 340 000 vues. La terre est plate : 1,1 million de vues. Un montage expliquant qu’il n’y a pas eu d’avions lors des attentats du 11 septembre 2001 atteint même les 46 millions de vues.

YouTube est régulièrement accusée de favoriser la prolifération de vidéos complotistes. En octobre 2017, le Wall Street Journal avait montré que certaines d’entre elles figuraient parmi les vidéos d’actualité mises en avant par la plate-forme. YouTube avait par la suite annoncé une modification de son algorithme. Pas suffisant, selon le Guardian, qui, le 2 février, soulignait le fait que de fausses informations, y compris à connotation conspirationniste, étaient toujours présentes sur le site, et qu’elles apparaissaient dans les vidéos recommandées aux internautes. YouTube a contesté « la méthodologie, les données et surtout les conclusions » de cet article.

Des « anticonspis » plus ou moins rigoureux

Pour les vidéastes anticonspiration, ce phénomène est bien réel et ils tentent de trouver une méthode efficace pour le contrer. Et à les écouter, la tâche est ardue. Le premier obstacle, c’est de trouver de bonnes sources. Qu’ils soient étudiants, ingénieurs ou auteurs, peu sont des spécialistes. Certains choisissent donc de s’appuyer sur des intervenants, parfois controversés. La Tronche en biais par exemple, a invité Jacques Balthazart, un neurobiologiste dont les travaux sont critiqués par des confrères. Ces derniers lui reprochent notamment d’avoir instrumentalisé et extrapolé des études faites sur des animaux pour les appliquer à l’être humain. Selon les auteurs de la Tronche en biais, l’homme serait critiqué « pour les mauvaises raisons ».

D’autres s’appuient sur « des livres », « des publications scientifiques » et des « sources accessibles en ligne », explique Defakator. « Un vrai travail de recherche documentaire », qui prend plusieurs semaines, voire plusieurs mois, et auquel tout le monde ne se plie pas. Résultat, des youtubeurs « anticonspi » se laissent parfois embobiner. L’anglophone Sargon of Akkad, qui prétend vouloir « trouver la vérité » en utilisant des « arguments rationnels », a par exemple lui-même relayé une fausse information conspirationniste sur le 11 septembre 2001 dans l’une de ses vidéos, supprimée depuis.

« L’art du doute », plutôt que « l’art du soupçon »

Autre problème : convaincre les internautes. « On s’est aperçus que le debunking classique n’était pas très efficace, reconnaît à ce propos Vled Tapas — un pseudonyme —, le présentateur de La Tronche en biais. On arrive difficilement à faire changer les gens d’avis comme ça. En plus, le concept [des vidéos] fait qu’on donne d’abord l’idée fausse, puis qu’on essaye de la déconstruire. Or, le risque, c’est de ne finalement retenir que la première idée. »

Le Debunker des étoiles partage à peu près le même sentiment :

« Moi-même, lorsque j’étais complotiste, soit je ne regardais pas ce genre de vidéos, soit je les regardais mais sans vraiment les écouter, juste pour aller mettre des commentaires rageux en dessous. »

S’ils continuent malgré tout, c’est qu’ils sont persuadés qu’à force de publier, ils parviendront au moins à donner goût à « l’art du doute » plutôt qu’à « celui du soupçon », espère Thomas C. Durand, auteur pour La Tronche en biais. « L’idée, explique Sylvain Cavalier, c’est surtout d’habituer les internautes aux choses complexes, aux nuances. »

Ep03 L’Autodéfense Intellectuelle (des outils pour la recherche d'information)
Durée : 20:46

Le youtubeur cagoulé Defakator ajoute :

« Ce qui m’importe, c’est d’apporter des outils critiques. Je ne pense pas qu’un déclic s’opère juste en regardant une seule vidéo. C’est un long cheminement. [Mais] à ma grande satisfaction, j’ai déjà reçu quelques messages, parfois assez touchants, de personnes qui m’ont dit être reconnaissantes de leur avoir suffisamment aiguisé l’esprit critique pour se sortir de certaines croyances. »

La réplique des complotistes

Ces petites réussites, c’est ce qui pousse Defakator à continuer, malgré le fait que ses adversaires ne soient « pas tendres ». Parce qu’il a voulu porter une cagoule pour se fabriquer un personnage de super-héros « un peu merdique », il se voit accusé de travailler pour la NASA ou « BigPharma ». Résultat : des « insultes », des « menaces ».

🚀 La station spatiale (ISS) est vide - DEFAKATOR
Durée : 20:35

« Ils se sentent attaqués personnellement, même quand on ne s’en prend qu’à leurs idées », reconnaît Sylvain Cavalier, qui a accepté de donner son nom parce qu’il avait déjà été divulgué sur Internet par un adepte des théories du complot. « Après ma vidéo sur le Pizzagate, un complotiste qui tient une chaîne YouTube m’a pris en grippe. Il a commencé à faire des vidéos de quarante minutes, voire une heure sur moi. Il disait que j’étais à la solde des sionistes. Je me suis retrouvé avec des dizaines et des dizaines de trolls qui venaient m’insulter ou me mettre des pouces rouges [sur YouTube, les internautes peuvent signifier qu’ils n’aiment pas une vidéo en cliquant sur un pouce pointé vers le bas]. Cela m’a valu de baisser en référencement dans YouTube, alors que ses vidéos restaient bien visibles. »

Pour le Débunkeur des étoiles, tout s’est finalement bien terminé, grâce à l’aide d’un autre vidéaste qui a appelé sa propre communauté à lui venir en aide. Mais Sylvain Cavalier sait qu’il n’est pas à l’abri d’un autre raid : « On commence à occuper le terrain, et ça leur fait sans doute un peu peur. Tant mieux. »