Les consommateurs du Pays basque peuvent régler leurs consommations grâce aux billets en eusko. / GAIZKA IROZ / AFP

En traversant l’allée du marché de Saint-Jean-Pied-de-Port, dans le Pays basque intérieur, on remarque à peine le petit « e » inhabituel apposé près des chiffres indiquant les prix ; « e » pour eusko, la monnaie locale du Pays basque. Nelly et Raphaël, producteurs de légumes et de laine, sont les seuls à avoir choisi d’exprimer ainsi la valeur de leurs produits, mais personne ne s’en étonne.

« Les gens qui nous payent en eusko sont minoritaires, mais tout le monde est au courant. Certains viennent chez nous spécifiquement pour ça », explique Raphaël. « Il se passe quelque chose dans le regard quand on paye en eusko », enchaîne Nelly, pour qui utiliser cette monnaie est une évidence : « On se dit qu’on a les mêmes valeurs dans cette communauté d’utilisateurs de cette monnaie, qu’on veut consommer plus intelligemment. »

Relocaliser l’activité économique, redonner du sens à la monnaie, c’était l’ambition des créateurs de l’eusko en 2013, comme l’explique l’un d’entre eux, Dante Edme-Sanjurjo. Gérée par l’association Euskal moneta, l’eusko (« basque » en euskera) compte trois mille utilisateurs particuliers et sept cents professionnels.

Utilisée par moins de 1 % de la population du Pays basque, elle n’en reste pas moins la plus grosse monnaie locale française, et la troisième européenne, avec plus de 750 000 unités en circulation. Valable uniquement dans les 158 communes du Pays basque, elle ne peut être dépensée qu’auprès d’entreprises et d’agriculteurs locaux, sous sa forme fiduciaire (les billets) ou, depuis mars 2017, numériquement, par virement ou paiement par carte.

« Retrouver du pouvoir »

Laurent Bounet s’y est converti il y a un an, lorsqu’il a monté son magasin de fruits et légumes biologiques à Bayonne, après avoir quitté la vente dans la grande distribution. Il utilise cette monnaie dans sa vie professionnelle, mais ce sont surtout ses habitudes de consommation personnelles qui ont changé avec l’eusko :

« Au lieu d’aller acheter du café au Carrefour Market comme avant, maintenant, je vais chez un torréfacteur qui prend l’eusko. Comme ça, je sais qu’il est du coin et que je fais travailler le tissu économique local. »

Pour d’autres, comme Nelly, qui défend depuis longtemps l’économie locale et les circuits courts, l’eusko — cette « monnaie qui ne passe pas par les banques », comme aiment à le répéter certains utilisateurs — a changé son rapport à l’argent plus que ses habitudes de consommation :

« On a surtout l’impression de retrouver du pouvoir, de redonner du sens au fait d’utiliser une monnaie. On sait où va l’argent, on peut choisir où il va, cela fait des nous des consomacteurs”. »
Permettre à la richesse de rester sur le territoire

L’eusko séduit également la mairie de Bayonne, où le maire, Jean-René Etchegaray, a fait voter en conseil municipal la possibilité d’accepter des paiements et de verser des indemnités aux élus en monnaie locale. Une première.

« C’est un système qui marche très bien, beaucoup d’entreprises et de commerçants utilisent l’eusko, et cela participe à ce que la richesse reste sur le territoire », estime le maire, qui se dit déterminé à faire adopter les mêmes dispositions au niveau de la communauté d’agglomération, malgré l’action en justice intentée en janvier par le préfet des Pyrénées-Atlantiques. Ce dernier considère en effet que « les règles de la comptabilité publique ne prévoient pas la possibilité de payer dans une autre monnaie que nationale ».

Difficultés à dépenser

« Du jacobinisme malvenu », déclare Dante Edme-Sanjurjo, pour qui le soutien des pouvoirs publics locaux constitue un enjeu majeur pour la pérennité de la monnaie. Même si elle est désormais utilisée par des artisans mais aussi par des auto-écoles, des agences immobilières, des médecins, des vétérinaires, des garagistes ou encore des pharmaciens, les professionnels peinent toujours à dépenser les euskos qu’ils reçoivent.

Pour les particuliers comme pour les professionnels, les paiements en eusko peuvent être réalisés par virement ou par carte bancaire. / Eléa Pommiers pour Le Monde

C’est le cas pour la fromagerie des bergers de Saint-Michel, qui a accumulé entre 10 000 à 14 000 euskos, et n’a réussi à en dépenser que 3 000 en 2017. Si les bergers tentent de trouver de nouveaux partenaires utilisant l’eusko, « nous avons des fournisseurs avec qui nous travaillons depuis plus de vingt ans, qui sont déjà des locaux mais qui ne prennent pas l’eusko, et nous n’allons pas rompre avec eux parce qu’ils ne l’utilisent pas ! », estime Christophe Ouricarriet, qui a longtemps été directeur de la fromagerie.

Près de 15 % des professionnels sont ainsi contraints de reconvertir leurs euskos inutilisables en euros chaque année. « Mais on n’y est pas entré par intérêt économique, pour ramener des clients, relativise M. Ouricarriet. On y est entré pour la philosophie, les valeurs. On veut faire vivre les gens du coin autant qu’on peut. »

« Manière de défendre l’identité basque »

L’eusko, comme les autres monnaies locales, affiche en effet surtout une ambition solidaire, voire un caractère politique, encore plus présent au Pays basque. L’un des objectifs de cette monnaie est aussi de défendre la langue basque, et l’association demande aux professionnels adhérents d’utiliser, par exemple, l’affichage bilingue dans leurs commerces.

Dans le quartier du Petit Bayonne, c’est la raison pour laquelle Pierre Ibaïalde, artisan du jambon, arbore l’autocollant vert de l’eusko sur sa vitrine, alors que presque aucun de ses clients ne paye ses achats dans cette monnaie. « C’est un acte militant de soutien à la démarche, revendique-t-il. Pour moi c’est une manière de défendre d’identité et la culture basque. »

Mais pour M. Edme-Sanjurjo, la dimension identitaire n’est pas l’explication du succès de l’eusko. « Nous avons surtout un réseau de bénévoles solide, des salariés, et nous avons réussi à fédérer des acteurs très différents autour d’une monnaie simple à utiliser », explique-t-il.

Beaucoup de ceux qui ne l’utilisent pas voient pourtant l’eusko surtout comme la « monnaie des Basques », avant d’y voir un outil pour l’économie locale. « C’est surtout la communauté basque du Petit Bayonne qui l’utilise, dès qu’on élargit sur le reste de la ville, les gens s’en fichent », affirment à l’unisson plusieurs commerçants bayonnais. Pour l’équipe d’Euskal moneta, ils sont autant de personnes à convaincre.

L’eusko en chiffres

750 000

C’est le nombre d’euskos en circulation en janvier, soit 40 % de plus qu’en 2016. A noter que l’eusko n’est pas une monnaie locale fondante — elle ne perd pas de sa valeur au cours du temps.

385 000

C’est le nombre d’euskos numériques en circulation sur les 950 comptes ouverts depuis un an. Leurs propriétaires doivent obligatoirement y verser au moins 10 euskos par mois.

3 %

Des dépenses… C’est ce que reçoivent, sous forme de dons, les associations du Pays basque parrainées par chaque utilisateur de l’eusko. Ces dons représentaient 13 000 euskos en 2017.

5 %

C’est la commission que doivent payer les professionnels pour reconvertir leurs euskos en euros. Ils sont les seuls à y être autorisés, les particuliers devant obligatoirement les dépenser.

51 %

C’est la proportion de professionnels du réseau qui, en 2017, ont pris un nouveau fournisseur pour dépenser leurs euskos. Ils étaient 34 % en 2014.