La dernière fois que les deux frères ennemis du syndicalisme judiciaire, l’Union syndicale des magistrats (USM, majoritaire) et le Syndicat de la magistrature (SM, gauche), se sont retrouvés pour dénoncer ensemble l’exécutif, c’était en 2011, quand Nicolas Sarkozy, alors président de la République, avait mis en cause les juges dans l’affaire de l’assassinat d’une jeune fille, Laëtitia Perrais.

Ils signent mercredi 14 février dans Le Monde une tribune contre la méthode et les pistes de réformes sur lesquelles travaille la ministre de la justice, Nicole Belloubet. Ils ont été rejoints par des organisations représentatives des greffiers (SDGF-FO), des fonctionnaires du ministère de la justice (UNSA-services judiciaires, CGT des chancelleries et services judiciaires, Fédération Interco CFDT) et des avocats (FNUJA, SAF, Conférence des bâtonniers).

La ministre risque-t-elle de se retrouver face à un front syndical reconstitué ? Pour l’heure, ces syndicats appellent à une journée de mobilisation, jeudi, « pour une justice de qualité ». Des rassemblements sont prévus devant les palais de justice afin, en particulier, de dénoncer une consultation « à marche forcée ».

Prudent pragmatisme

Car la méthode Belloubet tranche avec celle de Christiane Taubira. Peu connue du grand public, la garde des sceaux préfère un prudent pragmatisme au lyrisme qui avait fait de la ministre de la justice des quatre premières années du mandat de François Hollande une égérie de la gauche. Parviendra-t-elle davantage que sa prédécesseure à faire bouger les montagnes ? Car c’est bien de cela qu’il s’agit.

Devant l’ampleur de la tâche, Mme Taubira avait convoqué, début 2013, une vaste « conférence de consensus » dont la qualité de la production intellectuelle et scientifique avait été saluée. Mais la réforme pénale d’août 2014 et la loi pour la justice du XXIe siècle de novembre 2016, censées traduire les propositions pour rénover une justice ankylosée et décrédibilisée se sont avérées très en deçà des ambitions. Les dysfonctionnements documentés en 2013 sont toujours là.

Derrière les cinq chantiers de la justice (transformation numérique, simplification de la procédure pénale, simplification de la procédure civile, adaptation du réseau des juridictions, sens et efficacité des peines) ouverts en octobre par Mme Belloubet et par le premier ministre, c’est un projet titanesque que prépare le gouvernement.

En effet, un seul et même projet de loi devrait réunir la loi de programmation de la justice, avec à la clé une hausse du budget d’environ 5 % par an sur le quinquennat, et les autres réformes pénales, civiles et d’organisation judiciaire. La chancellerie devrait soumettre début mars le projet de loi au Conseil d’Etat avant un passage en conseil des ministres en avril et un vote au Parlement avant la trêve estivale. Et c’est compter sans le plan pénitentiaire de construction de prisons que le président de la République doit annoncer dans les prochaines semaines.

Deux dangers

« La garde des sceaux a raison de mener de front toutes les réformes, car tout est imbriqué, affirme un des membres du Conseil supérieur de la magistrature. Modifier la procédure civile d’un côté, la carte judiciaire de l’autre, la procédure pénale par une loi séparée et ouvrir le chantier de la numérisation avec un horizon de temps différent aurait produit des incohérences. »

Cependant, deux principaux dangers guettent Nicole Belloubet, parvenue à calmer in extremis la colère des surveillants qui a embrasé les prisons en janvier. D’abord, à vouloir aller vite, certains arbitrages risquent d’être décidés à coups de serpe.

Surtout, le risque d’exécution est à prendre au sérieux. Alors que toutes les transformations de la justice se retrouvent soumises à la réussite du chantier de la numérisation, « le cœur du réacteur » selon la ministre, l’inquiétude est légitime.

La chancellerie n’a pas fait la démonstration depuis quinze ans de sa capacité à mener des chantiers logiciels et informatiques. Si le service d’accueil unique du justiciable, promis jusque dans le plus petit tribunal de France, afin que chacun puisse intenter une action en justice ou suivre sa procédure en ligne, même si elle se déroule dans un autre ressort, ne fonctionne pas, alors le discours sur le maintien d’une justice de proximité sonnera creux, tandis que certains contentieux seront rapatriés vers le principal tribunal judiciaire du département ou la cour d’appel régionale.

Les avocats se mobilisent

Sur le fond, Katia Dubreuil, présidente du SM, s’inquiète par exemple de la « logique de gestion de flux qui transparaît », un terme assumé à la chancellerie. Avec Virginie Duval, présidente de l’USM, elles voient dans la proposition de rendre obligatoire l’avocat pour les contentieux de plus de 5 000 euros, une mesure destinée à décourager le recours à la justice de ceux qui ne bénéficient pas de l’aide juridictionnelle. De même, l’exécution provisoire des jugements civils, le fait, par exemple, de devoir payer immédiatement les sommes dues à la partie adverse, limiterait l’intérêt de faire appel.

Malgré la promesse, réitérée mardi 13 février à l’Assemblée nationale, par la ministre, de « ne fermer aucune juridiction », les avocats se mobilisent, craignant pour le « maillage territorial ». Le futur tribunal de proximité, qui réunira les compétences du tribunal d’instance et certaines aujourd’hui dévolues au tribunal de grande instance, fait craindre au contraire à quelques-uns qu’il soit un outil pour aspirer l’activité judiciaire vers les métropoles.

Pour l’heure, la ministre, l’ensemble de son cabinet et les directeurs d’administration centrale mènent tambour battant, depuis le début du mois de février, des réunions de concertation avec les professions concernées, demandant à chacun sa « ligne rouge ». Les arbitrages ne seront arrêtés qu’à la fin du mois.