Chronique. A la veille de la Conférence internationale pour la langue française, mercredi 14 et jeudi 15 février à Paris, j’ai parcouru le site « Mon idée pour le français », destiné, je cite, « tant aux citoyens français qu’aux étrangers francophones et/ou francophiles ». Et je me suis demandé pourquoi cette plateforme, lancée par l’Elysée le 26 janvier et qui restera active jusqu’à la Journée internationale de la francophonie, le 20 mars, se signale par tant de discrétion.

J’en ai parlé autour de moi, à Paris comme à Washington : personne n’en a entendu parler. J’ai parcouru la blogosphère et j’ai été surpris par le pesant silence qui l’entoure. Pas d’embouteillage sur Twitter, point de discussion enflammée sur Facebook. Comme si cette consultation publique, d’ambition internationale, était déjà enterrée.

Et pourtant la jeunesse francophone, celle du continent africain pour ne citer qu’elle, est friande de discussion, de débats et de controverses, comme on a pu le constater tout récemment lors des débats sur l’avenir du franc CFA ou sur le sort des migrants subsahariens en Libye. Les commentaires des jeunes internautes se comptaient par milliers. Chacun donnait librement son avis, corrigeait ou contredisait son voisin. Bref, c’était bordélique, cacophonique, véhément ou maladroit mais c’était bel et bien vivant. Rien de tel s’agissant de « Mon idée pour le français ».

Délaissant les propos officiels, j’ai visionné les courtes vidéos des locuteurs francophones en espérant que ces jeunes gens étancheraient ma soif de curiosité et donneraient peut-être une explication à mon interrogation. Le format court (1,35 minute en moyenne), l’image de bonne facture, le ton lisse et poli n’avaient rien pour me déplaire, mais enfin ; même si je ne recherchais pas un produit estampillé Nollywood, je ne m’attendais pas à tant d’ennui. Pas besoin d’être un grand vidéaste pour se rendre compte que les concepteurs parisiens du site manquent cruellement d’imagination.

On croit rêver

Mais il y a mieux – ou pire, c’est selon. En creux, ils dévoilent leur vision du monde passablement réductrice. Je vous donne quelques exemples pour étayer mon propos.

La Mauritanienne Houleye Kane lie la question du français à celle de l’accès des femmes au marché du travail. Son rêve de voir « toutes les femmes mauritaniennes reprendre le chemin de l’école, d’apprendre le français » est certes louable, sa conclusion en revanche est loin d’être limpide : « briser le silence », clame-t-elle. De quel silence s’agit-il ? Celui imposé par le patriarcat, la religion musulmane, les autorités locales ? Et comment la langue française peut-elle libérer concrètement la gent féminine ? On restera sur notre faim.

Le Guinéen Saly Billaly Sow, qui se définit comme un grand amoureux de la langue française, relègue d’emblée les autres langues de son pays au rang de « dialectes », mais passons. M. Sow déplore l’absence de livres français dans les écoles de Labé, sa ville natale. Là encore, il ne s’agit pas pour moi de nier que les livres font défaut aux populations, mais c’est sa proposition qui me surprend : « Créer une sorte d’Amazon francophone et solidaire. » Aux dernières nouvelles, le géant américain de la distribution ne rime pourtant pas avec solidarité, bien au contraire.

Le Congolais Pacom Bagula, de Kinshasa, réclame « des kits mobiles de projection de films pour les villes et les villages » afin de stopper le téléchargement illégal. On croit rêver ! Mamadou Coulibaly, depuis l’université Senghor d’Alexandrie, sollicite un programme d’échange universitaire francophone inspiré du modèle européen Erasmus. La Roumaine Magda Gheorgita regrette quant à elle l’absence de bourses pour les jeunes professeurs de son pays. De son côté, Réda Seddiki, humoriste algérien, reproche à ses compatriotes d’entretenir un rapport ambigu avec le français. Pour réconcilier les Algériens avec l’ancien idiome colonial, il suggère la création de masterclass pour les jeunes humoristes.

Je pourrais continuer ma litanie, mais je préfère m’arrêter là et en revenir à l’essentiel : cette vision de la francophonie fait fausse route et je ne suis pas étonné qu’elle ne suscite que peu ou pas d’engouement de part et d’autre de la Méditerranée.

Construction fallacieuse

Avez-vous remarqué que tous les interlocuteurs précités sont, tels qu’ils sont présentés du moins, en situation de demande, de manque, voire de plainte ? Ce ne sont pas des acteurs, mais simplement des agents passifs et/ou travaillés par un besoin non assouvi. Ils ne mettent rien sur la table commune. Au contraire, ils attendent que quelqu’un vienne leur apporter qui le kit de projection, qui le MOOC, qui la bourse d’étude, qui le lot de livres offerts gratuitement. Ils réclament, déplorent, gémissent et mendient. A une exception près, ils n’invitent personne à partager leurs cultures, leurs musiques, leurs savoirs, leurs interrogations ou leurs émois.

Enfin, ils sont par je ne sais quel miracle totalement déconnectés de leur environnement, tant national que continental. Aucune voix pour évoquer, même du bout des lèvres, l’échec d’une politique nationale ou la défaillance d’une quelconque administration. Quid des critiques, des récriminations et autres exigences que les jeunes profèrent à longueur de billets, de clips, de refrains, de dessins, de sketches tous les jours de la semaine ? De tout cela, il n’en sera pas question sur le site désiré par l’Elysée. En clair, personne n’est responsable des maux dont ils souffrent. Ils ignorent eux-mêmes tout de leur sort. Ils demandent de l’aide, c’est tout !

En biffant ainsi une part importante de la vie de ces jeunes francophones, on s’interdit de penser avec eux, de construire avec eux quelque chose, de vivre tout simplement avec eux. Tant que perdurera cette construction fallacieuse entre un Sud qui tend la main et un Nord qui détient la solution, le projet francophone – élyséen ou pas – suscitera au mieux une aimable indifférence, au pire un rejet définitif.

Abdourahman A. Waberi est né en 1965 dans l’actuelle République de Djibouti. Il vit entre Paris et les Etats-Unis, où il a enseigné les littératures francophones aux Claremont Colleges (Californie). Il est aujourd’hui professeur à la George-Washington University. Auteur, entre autres, d’Aux Etats-Unis d’Afrique (éd. J.-C. Lattès, 2006) et de La Divine Chanson (éd. Zulma, 2015). En 2000, Abdourahman Waberi avait écrit un ouvrage à mi-chemin entre fiction et méditation sur le génocide rwandais, Moisson de crânes (ed. Le Serpent à plumes), qui vient d’être traduit en anglais, Harvest of Skulls (Indiana University Press, 2017).